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D’aucuns diront que je n’ai pas l’apanage du plus beau jardin et ils auront raison. C’est la nature qui nous offre les plus beaux tableaux. Monet n’était que son humble serviteur.
Des prés fleuris, exubérants de couleurs et de parfums capiteux, où le mélilot et ses odeurs de miel courtisent l’œil vif orangé de l’épervière, le bleu mélancolique de la chicorée, le jaune effervescent du lotier et le rose romantique de la ronce odorante, jusqu’aux déclinaisons subtiles de vert des forêts ombragées avec leurs coussins de mousses pailletées d’émeraude, leurs toisons de fougères foisonnantes, leurs taillis touffus, glauques et obscurs, où se plaisent à croître les ombres chamoirées des conifères odorants de résine qui jouent à cache-cache avec l’olivine des frondaison de la canopée, c’est l’essence même de la couleur qui nuance les tableaux que la nature met au monde et où chaque pixel de son imaginaire libertin s’irise de jade et de pastels diaprés.
Tout comme moi, mon jardin est excessif, impulsif, absolu. Son indiscipline, son erratique incohérence, son humeur sauvage, débridée et insaisissable appelle au rêve et à l’imaginaire auprès desquels il soupire, ainsi qu’à la démesure à laquelle il aspire.
Farouche, affranchi et souverain, c’est ainsi que je le veux mien et que je le chéri entre tous.
C’est chez moi la totalité du vivant qui bourgeonne, essaime et se multiplie, qui me défie, me déjoue et inlassablement me vainc…
Livrer bataille contre son exubérance, contre son intempestive obstination à bafouer les règles établies, et à se dissoudre dans le désordre et le plus absolu des chaos, c’est avoir perdu d’avance et s’assurer de la pérennité de sa défaite.
La nature règne sur lui en indéfectible maître.
Mais je trouve qu’il y a de la beauté dans ce désordre, cette sauvage provocation, cette inclinaison négligée et rebelle qui n’en fait qu’à sa tête.
J’aime contempler l’effort que met la vie à avoir horreur du vide et son empressement à le combler. Cette volonté propre qu’a tout ce qui bat à s’enchevêtrer, à gravir les murailles, prendre d’assaut les tonnelles, à se mêler, s’entrelacer, se confondre, s’unir et se fusionner dans cette danse éternelle qui célèbre la vie dans toute sa ténacité, sa foisonnance, son indécence orgiaque, presque libidineuse et qui extirpe au néant la structure même de l’espace qu’elle engendre, sculpte et façonne, qu’elle module et modèle, dessine et reinvente sous d’innombrables formes.
Comme la nature, je suis à l’antithèse du conformisme. Je suis née libre et artiste de surcroît, donc je crée au gré de ma fantaisie, poussée par cette pulsion intrinsèque et irrépressible. Ainsi soit-il et tant pis pour les idéalistes qui n’apprécient que la perfection d’un gazon monochrome et bien taillé, ce qui, pour moi, incarne l’ennui le plus mortel.
Tandis que l’ébauche inachevée qu’est mon jardin appelle inlassablement à la découverte. L’œil n’a pas assez d’iris pour le contempler, l’embrasser d’un seul regard, le nez pas assez d’odorat pour en capter toutes les effluves, ni assez de narines pour l’inhaler et en faire sien le souffle, la main pas assez de sens tactile pour en caresser les contours et les courbes, pour en palper les textures, en apprécier le galbe, en toucher l’essence intime et profonde.
Il a la pudeur de se dérober à trop d’inquisition. Il s’esquive dans l’ombre fraîche des sous-bois humides, qui fleurent le vert, l’oxygène et la chlorophylle. Il se devine, imprécis, dans l’inextricable lacis des branches entremêlées qui lascivement s’enlacent. Il se fait murmures sur le bord des ruisseaux bigarrés, se love langoureusement à mesure qu’il distille, prodigue, ses exhalaisons capiteuses et alambiquée dans la touffeur vaporeuse, moite et impudique des nuits d’été.
La nature est jardin. Elle est ce tableau de maître qui sans cesse se redéfini, change, se redécouvre et se perpétue au gré des saisons tel un poème qui traverse les âges, riche de tout ce qui sécrète, concentre et exhale la beauté infinie des mondes immortels du sublime et du divin…
Mon jardin est un déferlement orgasmique et bouillonnant de luxuriance et de parfums qui peine à se contenir en lui-même tant il exulte l’abondance et la vivacité, se multipliant à l’excès, avide d’être fécond et de fructifier pour engendrer à gogo toute l’exubérance du vivant et sublimer dans sa plénitude la quintessence du beau.
Et mère nature n’est pas en reste. Elle orchestre ses propres chefs-d’œuvre.
Ainsi, dans la lumière tamisée qui filtre sous la frondaison de la canopée, dans cette lueur dorée, diffuse et intangible, entre l’ombre fuligineuse de l’obscurité et la clarté des jours nouveaux qui habitent les forêts qu’aucun regard n’a encore défloré, je vis, émerveillée, comme on contemple éblouie, l’envoûtante beauté d’un rêve émergé du pays onirique des songes, se dresser devant moi, comme au garde-à-vous, les milles tiges des fougères élégantes, graciles trônes que vient ceindre l’arabesque gracieusement déroulée du vert limette et du jade de leurs feuillages laciniés, nacrés de perles de rosée cristalline, qui s’étalait lascive, telle les bras tentaculaires d’une étoile de mer qui se serait égarée, ingénue et profane, dans l’océan magique d’un royaume inconnu et qui, parant le sous-bois mordoré de leurs éclats fugaces comme autant de diadèmes nimbés de chatoiement éthérés, de scintillements vaporeux et évanescents, flottaient au dessus du sol, suspendus, surréelle brume hyaline, comme la nue diaphane sur la portée de l’air…