Namun et Ysengrim II. LA MISE EN PLACE DE L’URSIDÉ FORMIDABLE

Urside Formidable

L’Ursidé formidable (Namun)

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À la fin du mois d’août 2023 a eu lieu à Saint-Eustache (au Québec) le lancement du festival Couleurs autochtones. À l’occasion de cet évènement inaugural, trois prestations ont eu lieu. Une conférence, présentée par un historien et démographe mohawk, sur la présence autochtone dans la couronne nord de Montréal, depuis le néolithique. Une dégustation de bouchées de gastronomie autochtone, assurée par l’équipe d’un traiteur spécialisé dans la rencontre entre arts culinaires québécois et autochtones. Et une prestation en deux parties de Namun et Ysengrim, tenant lieu de vernissage dynamique des œuvres picturales de Namun, exposées en la salle de spectacle même. Lors de cette troisième prestation, les neuf tableaux suivants ont été présentés, et les neuf pictopoèmes suivants ont été déclamés.

L’éveil du shaman

La jolie dame aux papillons

La rencontre de la louve et de l’aigle

Fleur des bois, porteuse de légendes

Le feu sacré d’une génération à l’autre

(intermission dégustation de bouchées de gastronomie autochtone)

Le grand canot légendaire

L’attrape-rêves

Il y a longtemps, les animaux parlaient aux hommes

Le vieux couple d’outardes

De l’harmonie des collectifs

Ces neuf pictopoèmes figurent dans le fascicule IMAGIAIRE TSHINANU, paru en 2019. Le dixième texte (De l’harmonie des collectifs, qui est un poème de remerciement, sans image) est reproduit ici, infra. Comme la salle était pleine, il ne nous a pas été loisible d’appliquer la procédure usuelle des vernissages dynamiques de Namun et Ysengrim. Lors de nos vernissages dynamiques directs nous cultivons habituellement une intimité plus vive avec les œuvres picturales, dans leur matérialité effective. On procède alors à une intervention textuelle, musicale et dramatique autour des tableaux de Namun, un par un, en proximité avec le public. Nous entourons alors l’œuvre picturale originale, nous l’encadrons, nous sommes tout près d’elle. Il ne nous a pas été possible de procéder ainsi, cette fois-ci. Cela nous aurait obligé à nager dans la foule qui bondait la salle où sont exposés les tableaux (qui est la même salle où a eu lieu la prestation). Sécurité oblige, donc, nous avons dû nous installer, de façon plus conventionnelle, sur la magnifique petite scène à l’italienne de cette salle, le Théâtre de la Petite église de Saint-Eustache. Des images visuellement amplifiées des tableaux de Namun étaient projetées derrière nous, sur un écran. Et nous assurions la performance, dans une dynamique ordinaire de présentation scénique, a capella et avec éclairages. L’exercice s’avéra donc plus distant, moins interactif. Par contre, ce que nous avons perdu en intimité avec les œuvres picturales et le public, nous l’avons gagné en intensité dramatique. De fait, nous avons pu bénéficier de tous les avantages qu’assure une scène à l’italienne, avec la totalité de ses ressources, notamment en termes d’accès aux coulisses, de déplacements et d’effets lumineux. De cette façon. Namun a amplement pu donner sa mesure musicale, gestuelle et dramaturgique.

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Namun le shaman

Namun, peintre, musicien, shaman

L’artiste innu Namun est un peintre autochtone de haute futaie, s’exprimant dans l’idiome de la peinture Woodlands, dite aussi peinture légende ou peinture médecine. C’est aussi un musicien très sûr (tambour portatif, maracas autochtones, flute, psalmodies). Disposant, de surcroit, d’un sens fin de la dramaturgie et de l’évocation narrative, Namun pratique l’équivalent autochtone des arts de la scène et ce, depuis l’enfance. Il a procédé pendant des années à l’animation de camps de contes et de légendes autochtones, en plein air, autour du feu. Il participe fréquemment à des reconstitutions historiques, y tenant habituellement le rôle de figures traditionnelles de l’héritage autochtone. Et il fait le pow-wow depuis environ quarante ans, dansant désormais avec les anciens du rassemblement. On a donc affaire à un intervenant artistique fin et roué, qui a un sens très sûr du travail all’improvviso. Et ici, joie scénique oblige, il l’a démontré, notamment en introduisant l’URSIDÉ FORMIDABLE (notre photographie en tête du billet).

Alors donc, la série des tableaux exposés dans cette salle, série sur laquelle nous faisions vernissage dynamique, c’est la série de tableaux de L’IMAGIAIRE TSHINANU, c’est-à-dire les tableaux portant sur les collectifs humains et animaux. Un de ces tableaux, intitulé Le grand canot légendaire, intervient à propos d’une possible union principielle entre humains et animaux en évoquant, avec tendresse et virtuosité, la capacité qu’ils auraient éventuellement de vivre ensemble et de coexister. On flotte les uns avec les autres, en ce grand voyage qu’est notre vie en monde. Dans le grand canot intime et fragile de l’existence, il faut savoir s’entendre, car l’esquif flotte au fil de l’eau de la vie, lui, sans concession. Au nombre des animaux du grand canot légendaire figure le plus anthropomorphe des monstres que nous livre la nature du grand nord, l’ours. Pour bien faire sentir la dynamique en cours, au tout début de la seconde partie de prestation, l’URSIDÉ FORMIDABLE va donc sembler s’extraire du tableau Le grand canot légendaire. Et il va se devoir d’intervenir sur scène, silencieux, gigantal, lent, terrible, autonome, musicien. Ce fut la mise en place, tranquille et puissante, de l’ours joueur de tambour. La genèse en fut fulgurante. Tout juste avant la prestation, l’acteur innu ne disposa que d’une seule répétition pour se familiariser corporellement avec cette toute nouvelle pelisse ancienne, héritée d’un vieil oncle, et qu’il venait tout juste de refaçonner pour la monter en défroque théâtrale. Et notre Namun, qui pourtant n’a pas de formation théâtrale formelle ou institutionnelle particulière, a silencieusement campé la dramaturgie de l’URSIDÉ FORMIDABLE comme l’aurait fait un vieux brisquard de la commedia dell’arte. S’est alors invitée sur scène, subtilement et sinueusement, la grandiose manifestation de son aptitude naturelle au travail sous masque et défroque. Ce mime de l’ours fut le moment saisissant de la soirée. Moi qui ai une formation d’art dramatique formelle et qui ai travaillé jadis avec des acteurs patentés, notamment dans le susdit idiome de la commedia dell’arte, je peux vous assurer qu’il n’est pas facile d’évoluer sur scène sous un demi-masque d’ours (ou de quoi que ce soit d’autre, en l’occurrence) et de s’imposer vitalement, comme si le terrible Martin des sylves immémoriales nous rendait sa petite visite impromptue. C’est moi qui ai modestement suggéré d’établir la corrélation implicite entre l’URSIDÉ FORMIDABLE campé sur scène par Namun et l’ours collectiviste du tableau au grand canot légendaire. L’acteur innu a fait le reste… et il a ainsi donné vie à cette idée tactique, jaillie de nos discussions préparatoires, quelques jours auparavant. Comme je l’ai déjà expliqué, lors de mon introduction sur Namun et Ysengrim, dans ces vernissages dynamiques, tout est décidé par Namun. L’artiste autochtone a peint les tableaux. C’est lui qui sélectionne les toiles qui seront affichées et mises en valeur, lors de la prestation. C’est lui qui les configure dans un ordre narratif spécifique. Et c’est lui qui costume son acolyte occidental, ainsi que lui-même.

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Ysengrim-Le vieux couple d'outardes

Ysengrim, lisant le pictopoème correspondant au tableau LE VIEUX COUPLE D’OUTARDES

Personnellement, je me charge de rédiger les pictopoèmes (et cela a la grande qualité de me rendre particulièrement intime avec le riche et dense corpus pictural de Namun). Je me dois ensuite de les soumettre à l’artiste autochtone qui doit les approuver, pour qu’on les retienne. Et j’ai ensuite, le soir du grand soir, eu l’honneur de produire une déclamation spécifique pour ces pictopoèmes. Elle avait été, elle aussi, soumise à l’approbation de l’artiste autochtone, en répétition. Le travail d’équipe réalisé ainsi est intégralement le résultat de la mobilisation méthodique des aptitudes multidisciplinaires de Namun… et du collaborateur qu’il se donne. Ce moment, à la charge dramatique à la fois très solennelle et très pure, fut hautement satisfaisant. Le public en redemandait. Et cela nous a permis de faire un peu craquer le vernis formel, en rappel… Oh, selon la vieille coutume des tréteaux, le contenu détaillé dudit rappel reste un secret entre le public qui était présent, le soir fatidique, et les deux acteurs en prestation (le secret n’est pas entier, du reste, car ce segment de la prestation a, semble-t-il, été filmé). Je continue de caresser l’espoir de pouvoir permettre à Namun et Ysengrim, dans le futur, de mieux faire connaître leur travail, sapiental, fraternel, collaboratif, réconcilié et multidisciplinaire, dans la région et au-delà.

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Namun Ysengrin et l'Urside

L’Ursidé formidable (Namun) et son déclamateur (Ysengrim)

La prestation a pris fin (juste avant le rappel) sur le poème de remerciement usuel de Namun et Ysengrim, Je vous le livre ici, vu que les lecteurs et lectrices d’Écrire, Lire, Penser et du Carnet d’Ysengrimus le méritent autant que tous les autres.

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De l’harmonie des collectifs
Namun et Ysengrim ont vécu cette extase
Avec une modestie qui sait ce qu’elle vous doit
Grâce à vous tous, nos mots sont devenus des phrases
Nos ingrédients épars ont formé un repas.
Ysengrim et Namun sont fort contents. Il semble
Que ces collectifs nous aient transmis
Leur harmonie.
Vivre c’est se rejoindre, c’est exister ensemble…
Pour ces moments soyeux, nous vous disons…
Merci.

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