
YSENGRIMUS — Cet essai de Louise Legault se déploie comme une sorte de reportage historique. Ce faisant, il opère une mise en harmonies de différentes stratégies d’écriture. Au départ, dans son principe et dans son armature, l’exposé est une collection raisonnée de documentation d’archives. Doté d’une riche et solide bibliographie documentaire et journalistique, l’ouvrage est gorgé de photographies d’époque, de renvois savants, de références fines et explicites à des événements très précis, mais dont on pourrait dire qu’ils relèvent probablement plutôt de la micro-histoire que de cette Histoire avec un grand H qui, elle, nous livre souvent, à trop gros grains, un contact esquissé et schématique avec les réalités sociales d’autrefois.
Nous entrons, par le petit bout de la lorgnette, dans l’espace extraordinaire, tumultueux et survolté du Montréal des années 1920. À cette époque, Montréal est la métropole du Canada, de loin la ville la plus importante du pays, et même une des agglomérations urbaines majeures de l’Empire Britannique. C’est une cité portuaire et industrielle extrêmement active et qui bourdonne, dans l’immense zone d’influence de deux grandes sœurs urbaines très proches, qui ont sur elle une sorte d’implacable influence. J’ai nommé Boston au Massachusetts et, surtout, New York dans l’état de New York. Montréal est donc une ville industrieuse, effervescente, agitée et fébrile, dont la nord-américanité est parfaitement indubitable mais aussi dont la réputation imaginairement française la mène à pencher du côté d’un lot d’activités qui sont, pour se formuler pudiquement, bien installées, à l’époque, dans les marges de la bonne société. Jeu, racket, prostitution, trafic et consommation de drogues (opium, principalement), Montréal vous tortille, entre 1890 et 1930, un chapelet quasi inextricable de faits douteux, une suite d’événements heureux et malheureux, genre corruption d’hommes politiques locaux et interventions constabulaires musclées se déployant vigoureusement de bordels, en cercles du crime organisé, en passant par les fumeries d’opium pouilleuses du ci-devant Red Light District. C’est aussi l’explosion de toutes les variations ethniques imaginables, les Chinois, les Italiens, les Irlandais, les Canadiens-Français, les ceci, les cela. Même la géographie urbaine élémentaire est proprement méconnaissable, quand on la compare à ce qu’elle est devenue aujourd’hui, dans le propret et dans le tertiaire. En ce temps, Montréal se réclame d’une modernité qui, si elle est fatalement un peu surannée au regard contemporain, brille de mille feux, hivers comme étés. Les tous nouveaux poteaux de fils électriques y penchent dangereusement. On y emprunte le tramway électrique. On y affronte, dans la neige pas déblayée, les trams et les tapons de véhicules en maraude. S’il est difficile, pour nos générations, d’imaginer ce que pouvait être un embouteillage urbain, il y a cent ans, cette lecture nous fait bien sentir que ce n’était pas quelque chose de si simple ou de si facile à affronter.
Le tout de l’exposé pourrait être une sorte de peinture ethnographique, ethnoculturelle et socio-historique du Montréal d’antan, richement et densément documentée. Il pourrait conséquemment s’y manifester la sécheresse habituelle des essais de micro-histoire, s’enracinant dans un riche contenu archivistique. Or Louise Legault a pris une décision d’écriture savoureuse, dont le résultat est particulièrement abouti, original et satisfaisant. Elle va tout simplement pister son grand-père maternel, à travers l’imbroglio mémoriel de cette accumulation de documents d’archives et d’informations micro-historiques. C’est que ce grand-père de Louise Legault n’est pas le premier venu. Il s’agit de Louis de Gonzague Savard (1875-1924), qui fut, entre autres, capitaine dans la police montréalaise. Ce personnage richement documenté a vécu un bon lot d’aventures ambiguës, lors de sa trajectoire professionnelle et personnelle. Cela va faire de lui une figure micro-historique délicieusement contradictoire qui, avec la discrète caméra de notre archiviste contemporaine accrochée sur son épaule galonnée d’autrefois, nous amène faire un raboteux voyage dans le temps, où les grandeurs méritoires vont côtoyer les bassesses veules, dans le détail des activités émulsionnées de la force constabulaire du Montréal de jadis. Louis de Gonzague Savard, d’abord officier de police puis ensuite détective privé, est une personnalité publique locale au-dessus de laquelle flotte un immense point d’interrogation historique. Était-il le champion héroïque de la justice musculeuse appliquée, comme un des beaux-arts, dans le dangereux quotidien de l’activité constabulaire la plus rigoureuse… ou était-il un de ces ripoux innommables, taraudés par la pègre et complètement corrompus par l’univers extrêmement volatil et fluctuant du Montréal mondain aux mœurs légères. Dilemme pur et dur, pour une trajectoire de vie professionnelle encore plus dure.
Il faut avouer que le travail de policier n’était pas de tout repos. Le policier travaillait sept jours par semaine, douze heures par jour et n’avait qu’une journée de congé tous les quinze jours «au loisir de l’officier», comme me le soulignait Monsieur Robert Chevrier, président du Musée de la police lors de la visite du Musée dans un entretien qu’il m’a accordé le 29 juin 2017. Le salaire d’un policier était supérieur à celui d’un journalier et se comparait à celui d’un travailleur de la construction ou d’un conducteur de tramway, mais ne suffisait pas à faire vivre une famille de cinq enfants.
Le pistage archivistique du cheminement de carrière et de vie de Louis de Gonzague Savard va être marqué au coin du dilemme qui est à l’origine du titre même du présent ouvrage. Peut-on, oui ou non, raconter cette trajectoire humaine et sociale des années 1920 aux petits enfants, cent ans plus tard… attendu que nous évoluons, de nos jours, dans un horizon néo-moraliste depuis lequel il n’est, parait-il, pas si facile de tout dire, ouvertement et sans entrave, notamment au sujet de notre passé historique? Relevant presque du feuilleton d’aventure ou du roman policier, tout en restant aussi solidement documenté et informé que des dossiers de coroners ou de recorders, cet essai pose, un peu chafouinement il faut bien le dire, la question suivante, donc. A-t-on ici affaire à un personnage dont on peut faire un modèle comportemental ou pas, au sein de quelque héritage domestique ou familial? Complexité en petit de toutes nos grandes dialectiques historiques. Ce noir-et-blanc 1920 est-il tout blanc ou tout noir? Ainsi posée, la problématique va s’enrichir d’une dimension sentimentale et même, disons, maritale, particulièrement savoureuses. Je ne vous en dis pas plus long sur une mystérieuse carte postale écrite par une des grandes rombières, bien en vue, du Montréal du temps, et reçue, dans sa boite postale personnelle, par Louis de Gonzague Savard en personne. Ladite carte postale de vacances, au texte familier et tendre, aujourd’hui soigneusement archivée, servit de pièce à conviction maitresse (noter ce mot…) dans une immense enquête municipale ayant pour but de tirer au net quelles pouvaient être les relations de ce colossal et ostensible officier de police avec le monde interlope et surtout, plus précisément, avec les cercles discrets et feutrés de la grande prostitution urbaine.
Louise Legault arrive à faire fonctionner en bon ordre cette chose livresque qui tient donc à la fois de la fine recherche micro-historique d’archives et du polar. L’exercice, très dense et très documenté, est solidement dominé. Cette richesse d’informations historiques et journalistiques laisse pourtant libre cours à une lecture particulièrement fluide. L’autrice écrit dans un style sobre, méthodique, mais où le piquant et l’humour arrivent, toujours au bon moment, à rehausser la précision de la documentation d’archives. Tant et si bien que ces personnages, qui apparaissaient au début comme des figures historiques à propos desquelles on se renseigne pour comprendre les réalités du Montréal d’antan, gagnent de plus en plus en densité, en épaisseur, en justesse romanesque, en charme. Et finalement, on s’attache à eux et à elles ainsi qu’aux replis vifs et sémillants de leur passionnant univers. Je ne sais vraiment pas comment auraient réagis Louis de Gonzague Savard et son entourage si on leur avait susurré à l’oreille, vers 1919, qu’en 2023 une de ses descendantes inonderait d’une lumière vive, dans un ouvrage copieux et précis, tous les détails fins de ses allées et venues, crues pourtant si discrètes et si secrètes, en leur temps…
On a l’impression de vivre une sorte de rencontre entre le Parrain de Mario Puzo, Montréal, P,Q. de Victor-Lévy Beaulieu et la copieuse, subtile et fameuse Histoire du Québec contemporain de Linteau, Durocher, Robert et Ricard. Il s’installe, dans l’ouvrage de Louise Legault, une remarquable fraicheur d’écriture et de traitement des thèmes, à travers cette rencontre entre l’historique et le biographique. S’y manifeste aussi une aptitude, très fine, à nous faire littéralement nous engloutir dans le dense contexte de l’actualité historique ordinaire. Il est parfaitement intriguant de découvrir ce qu’ont pu être ce lot de particularités montréalaises, aujourd’hui complètement disparues, solidement cernées par les arcanes bizarres des pratiques bureaucratiques de ces notables en costards à l’ancienne, qui tripotaient sec, dans toutes sortes de combines biscornues, à l’hôtel de ville de Montréal et partout ailleurs, en ville. Ajoutons que la trajectoire des femmes, dans cet exposé écrit par une femme, arrive à nous faire sentir l’importance de la présence féminine, même à une époque où c’étaient les moustachus, les phallocrates et les couillus qui avaient pignon sur rue et qui pilotaient en tous sens la galère urbaine voguant allègrement sur son volcan administratif.
Cet ouvrage nous convoque à une expérience de lecture indubitablement originale. On parle assez souvent, de nos jours, dans la République des Lettres, de rencontres des genres. Ici, ce terme acquiert tout son sel et toute sa saveur. On arrive vraiment à aller chercher la dimension subtilement humanisante des informations historiques, tout en ne concédant strictement rien sur leur précision, leur acuité, leur pertinence. Un ouvrage à lire en se disant que, oui, nos grands-parents et nos arrière-grands-parents en ont vu d’autres et, bien souvent, de remarquablement improbables.
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