KARINA, DÉESSE DE L’AMOUR (Paul Laurendeau)

Karina, deesse de l'amour

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YSENGRIMUS — Nous entrons dans l’univers thématique du Domaine, devenu ultérieurement la République domaniale. Il s’agit d’un vaste espace social et historique, fictif et imaginaire, que j’ai créé, dans Le Cycle Domanial (Femmes fantastiques, Le thaumaturge et le comédien, Édith et Atalante, Le Brelan d’Arc). Au nombre de ses traits ethnologiques les plus saillants, la culture domaniale dispose d’une vénérable mythologie. Celle-ci est très explicite, perfectionnée, parfaitement originale (si tant est qu’une mythologie fasse dans l’original, la chose pourrait être débattue). Au sein de cette mythologie théandrique, fictive donc, imaginaire, volubile et intégralement non-mystique, on est invité(e)s à suivre la trajectoire de Karina, la déesse domaniale de l’Amour, au cours de la longue petite portion d’éternité de son existence. Elle nous en concède généreusement le récit ici. L’armature de la mythologie domaniale repose sur un polythéisme archaïque strict. Autrement dit, elle n’est pas un hénothéisme. Cette mythologie à l’ancienne (ou à la moderne, la chose pourrait, elle aussi, être débattue) n’est donc pas tributaire des contraintes et des pressions normatives assurées par un pouvoir tendanciel émanant d’un couple régalien faisant office de roi et de reine des dieux, ou de couple de pater familias et/ou de mater familias des dieux. Il n’y a donc pas, dans le panthéon domanial, d’équivalent de Zeus/Héra, Jupiter/Junon, Odin/Frigg, Osiris/Isis ou encore Brahmā/Sarasvati. On ne retrouve pas les chefs des dieux où leurs épouses (leurs parèdres féminins de fait), en mythologie domaniale. Les dieux et les déesses de cette mythologie au panthéon tendanciellement égalitaire fonctionnent comme des ministres ayant chacun une tâche dévolue, et… il n’y a pas de premier ministre. Voilà la clef de notre affaire. Ceci crée une dynamique complètement différente de ce qu’on a pu observer et subir chez les différentes déesses de l’Amour des mythologies anciennes et contemporaines, à propos desquelles, si on ne discerne qu’un seul détail, ce sera le suivant. La déesse de l’Amour, dans les hénothéismes antiques, ainsi que dans leurs remotivations modernes, tous à forte tendance patriarcale, est bien souvent soumise aux ordres ou aux contraintes autoritaires et arbitraires émanant du chef des dieux. Le susdit chef des dieux, un bon gros mâle auto-sanctifié bien en selle sur son trône, est donc souvent en train de la punir et de l’accuser de toutes les embrouilles amoureuses suspectes qui grouillent et papouillent sur la surface de la terre. Et cela a comme conséquence corollaire que la déesse de l’Amour des mythologies traditionnelles manque totalement de libre arbitre. De surcroit, et corolairement, c’est souvent une louvoyeuse, une petite mesquine, une poseuse ostensible, une gourdasse mal embouchée, une prétentiarde arrogante, une magouilleuse totalement non-abnégatrice, une frustrée se tenant à carreau de la volée de bois vert de la prochaine punition paterne qui l’attend, fatalement. Qui plus est, elle est plus soucieuse de préserver son prestige de beauté divine et sa prestance spectaculaire égomane que de vraiment faire son travail, c’est à dire déclencher l’amour et assurer l’intendance de ce sentiment suprême.

Karina, du Mont Domanial, ne fonctionne absolument pas comme ça. Elle est plus naïve que torve, plus gaffeuse que magouilleuse, plus volontaire qu’ombrageuse, plus sororale qu’envieuse. Et, surtout, le phallocratisme ne l’affecte en rien. Elle le combat, même, implicitement et explicitement. C’est que, pour tout dire, les déesses de l’Amour des mythologies classiques apparaissent, plus souvent qu’à leur tour, comme des aristocrates nonchalantes, évaporées et irresponsables, largement dessinées et configurées par une conception masculine et patriarcale de l’ordre poétique, allégorique et mythologique des choses. Ce n’est pas le cas de Karina. Karina est une déesse de l’Amour complètement ingénue, au cœur pur, et qui ne se soucie pas du tout des questions de prérogatives ou de savoir si son ego resplendit ou se fait bien percevoir. Elle est nature, intègre, introspective et sourcilleuse. Elle veut dominer adéquatement son rôle, comprendre sa fonction, vivre pleinement ses tâches, faire son boulot, besogner, livrer. Mais Karina va graduellement découvrir que, même quand on est la déesse de l’Amour, quand on déclenche les torrents tumultueux du sentiment suprême, il faut quand même apprendre à peaufiner ce qu’on fait. La spontanéité n’est pas tout. Le spontanéisme ne paie pas toujours. Et Karina, notamment au fil des différentes relations amoureuses qu’elle établira, va devoir faire l’apprentissage de l’amour et de l’encadrement de sa propagation et de son intendance adéquate. La déesse domaniale de l’Amour va… lentement… s’initier à l’amour même. Et elle va devoir en cumuler les intenses leçons.

De fait, ce qui compte ici, aux fins du projet d’écriture, c’est de mettre en place un personnage qui est une déesse, resplendissante, immortelle, éternelle, sans peur et sans reproche, certes, mais surtout la plus susceptible de produire et de reproduire des comportements en adéquation et en harmonie avec une sensibilité féminine authentique. Voilà un vaste programme descriptif et narratif (surtout sous la plume d’un écrivain de sexe masculin). On donne ici à une divinité-femme, jeune d’esprit, moderne, et sans arrière-pensée particulière, la possibilité non-contrainte de déclencher l’amour, l’amour envers les autres, l’amour envers elle-même, de vivre l’amour, de faire vivre l’amour. Ben alors, c’est bel et bon. Mais que fait-elle? À quoi parvient elle? Qu’est-ce qui se dégage de la subtile série de relations intimes qu’elle établit, en son monde humain et divin? Dans la situation intensément cogitative où se trouve Karina, quand le récit démarre, elle est en train de formuler la synthèses de ses grandes phases amoureuses. Tout le roman consiste en fait en un compte-rendu oratoire, détaillé et circonstancié, soumis par Karina, déesse de l’Amour à Ursanna, déesse de la Sagesse et du Savoir. Le fait est que Karina, à un certain point de son cheminement, décide qu’il est aujourd’hui important qu’elle formule une sorte de bilan, de grand rapport d’étape. Elle juge, en conscience, qu’il faut désormais qu’elle aille mettre de l’ordre, autant dans ses propres sentiments que dans le fatras bringuebalant de ses méthodes. Elle se doit de stabiliser ses émotions et de configurer la compréhension de ses tâches ultimes. Et, pour ce faire, Karina se tourne vers cette vieille amie qu’elle a rencontré au fil de ses pérégrinations amoureuses, la déesse de la Sagesse et du Savoir. Il s’agit donc ici d’une discussion respectueuse entre ces deux grandes figures principielles. Comprenons-mous bien, cette discussions prendra en réalité la forme du long monologue narratif de Karina. Elle y relatera les péripéties de ses amours. Et Ursanna écoutera, sagement.

On apprend alors que, toujours un petit peu hésitante et vulnérable, quoique déterminée et méthodique, Karina, déesse domaniale de l’Amour, opère librement, au sein de son panthéon strictement polythéiste, archaïque et exempt de la moindre hiérarchie autoritaire entre les dieux et les déesses. On découvre que Karina est une déesse de forme humaine, très belle, radieuse et qui a énormément de prétendants et de soupirants. Au cours de son existence infinie, elle s’est amusée avec beaucoup d’hommes et même de femmes, des personnages charmants, touchants… comme elle le dit, si souvent. Mais Karina a toujours ressenti un vague à l’âme, sourd et persistant. Fouineuse et industrieuse, elle comprend confusément qu’il lui manque quelque chose… et elle s’introspecte ardemment. Le principal problème de son vécu divin est que, même si elle ne s’en rend pas compte ouvertement, elle doit apprendre, à la dure, par longues séquences, à dominer ce qu’est le fait même d’être la déesse de l’Amour. Ceci prendra graduellement forme, au fil des relations subtiles et complexes qu’elle établira, pendant son éternité d’existence, avec les différents conjoints parsemant sa vie. L’être humain Célio, les êtres divins Vivien, Léonidas, Séverin, l’être humain Quintille. La découverte intime de tous ces personnages l’amènera graduellement à amplifier sa connaissance et sa compréhension de la réalité amoureuse. Mais ce développement sapiential à l’emporte-pièce va devoir, à un certain point de son déploiement, faire l’objet de cette importante synthèse, lisse et nette. Pour ce faire, Karina, déesse de l’Amour, rencontre donc, en audience spéciale, Ursanna, déesse de la Sagesse et du Savoir. C’est là que la boucle (noter ce mot…) se boucle. Et c’est de cette rencontre sublime et éthérée, entre ces deux déesses cruciales, qu’il est scrupuleusement rendu compte ici. Karina parle. Elle rapporte, candidement, son vécu intime, les aventures sensuelles et sapientiales de la déesse domaniale, intendante immémoriale du sentiment suprême. Ursanna écoute. Elle ne commentera qu’en épilogue. Et nos deux déesses d’approfondir ainsi, sans concession, leur connaissance mutuelle du crucial fait d’aimer…

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Paul Laurendeau, KARINA, déesse de l’Amour, ÉLP éditeur, 2024, formats ePub, Mobi, papier, 238 p.

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