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ÉPISODE 9: GARGANTUESQUE PREND ENFIN UN BAIN
Le seul dérisoire petit lien tout-petit, ténu, ténu, qui reliait Gargantuesque à la vie, c’était Saugrenue. C’était cette épouse qui devait supporter l’avanie d’avoir à le torcher chaque jour. Et qui s’en plaignait abondamment. Mais qui continuait, néanmoins, à le torcher chaque jour. Et à s’en plaindre.
Alors il se décida à faire quelque chose qui aurait pu changer le cours des choses s’il l’avait fait plutôt. Il se décida à «plonger» dans l’univers aquatique de son épouse.
«Gargantuesque prend (enfin) un bain!», titra un journaliste un tantinet narquois.
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Criblé de petits éclats de verre, le corps de Grotesque gisait par terre. Lorsqu’elle avait découvert le cadavre de son père, elle avait, comme à son habitude, hurlé.
On pleura peu à son enterrement. Ce furent plutôt une symphonie de soupirs de soulagement…
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Carnet de notes de Biscornue
5 mai 1879
Farfelue a manifesté une peur de la mort. Parler de ce sujet le plus souvent possible avec Grotesque, devant elle, en insistant bien sur les détails les plus sordides, les souffrances les plus insupportables, afin de générer une angoisse viscérale chez cette petite sotte. Lorsque Saugrenue intervient pour me faire arrêter, rassurer F. Minimiser l’importance de mes propos. Selon Donatien Alphonse Marquis de Sade, c’est la meilleure façon de traumatiser un enfant. Le blesser et le rassurer ensuite. Ainsi, on est certain d’installer en lui une confusion pérenne et un rapport à autrui profondément troublé.
15 mai 1879
Pousser l’expérience plus loin. Aborder les différents types de torture, avec force détail morbides.
2 mars 1884
M’extasier devant F. pour des talents dont elle est en fait dépourvue, avec force surenchère, afin de la conditionner à se satisfaire de piètres résultats. Avec un minimum de persévérance, j’en ferai une parfaite cuistre, une imbuvable prétentieuse. Elle sera haïe, conspuée, et je pourrai, une fois de plus, faire semblant de la rassurer, ce qui amplifiera ma réputation de sainte. Qui plus est, mes succès ne paraîtront que plus éclatants en comparaison avec les piètres résultats de cette imbécile.
6 avril 1886
Convaincre Grotesque d’inscrire F. à la meilleure école de cirque de la ville. Il y passera toutes ses économies, ce qui fera en sorte qu’il sera d’autant plus irrité de voir F. échouer coup sur coup.
8 septembre 1887
Parler à Saugrenue d’un rêve que j’aurais fait (je l’inventerai) dans lequel F. et Grotesque auraient eu une relation incestueuse. Comme j’ai Saugrenue dans ma poche, elle ne réagira pas, c’est certain. Je fais ce que je veux avec elle. Comme ma jeune idiote de sœur évalue l’acceptabilité d’un comportement selon les réactions de sa mère, je parie qu’elle restera sidérée. Ce sera une amusante façon pour moi de l’humilier.
12 septembre 1887
L’expérience du 8 septembre s’est avérée concluante. Les deux ont réagi pile poil comme je l’avais prévu. À l’avenir, j’en profiterai pour poser à F. des questions sur sa puberté, devant Saugrenue. A-t-elle du poil? Se masturbe-t-elle? Si je l’interroge sur un ton suffisamment banal, il est certain que ça va brouiller sa perception de ce qui est acceptable en société, de même que sa notion de «vie privée.»
23 décembre 1889
Je peux me féliciter d’avoir assez bien réussi. Farfelue est totalement inadaptée. En société, elle est un paria.
4 février 1890
Farfelue se déteste. Elle fait des tentatives de suicide. Je vais convaincre Grotesque de la placer à l’asile.
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Ce carnet de notes avait été retrouvé près du cadavre de Grotesque La Hurleuse.
Où avait-elle déniché?
Cet élégant petit cahier
Que comptait-elle en faire?
Le montrer à Gargantuesque son père
Mystère!
Mystère est-il pour moi aussi, humble narratrice, de savoir si tous ces projets se sont actualisés ou s’il ne s’agissait que d’un journal fantaisiste dans lequel Biscornue notait ce qui lui passait par la tête, pour rire. Ou pour se défouler. Sans jamais avoir l’envie réelle de les concrétiser.
On sait que Biscornue était une fervente adepte des contes de madame Rostopchine, mieux connue sous le nom de la comtesse de Ségur. Probablement se sera-t-elle inspirée des Malheurs de Sophie pour composer ces écrits, y apportant sa touche personnelle.