EXCROISSANCES PERSONNELLES (Jean-Pierre Bolduc)

Mais quoi donc? Qu’était-ce? Il avait peur, il allait s’affoler. Il ne fallait pas perdre une minute pour raisonner, pour réfléchir.
(Nathalie Sarraute, tropisme IX, dans Tropismes, 1939)

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Nous présentons Excroissances personnelles de Jean-Pierre Bolduc. Il s’agit d’un recueil d’une série d’une centaine de miniatures en prose. Les textes, très brefs, sont écris en mimésis de parole (imitation littéraire partiellement codifiée de la langue orale, québécoise, ici, en l’occurrence). Ils forment un vrac étoffé d’évocations de sentiments intérieurs, à travers l’interprétation expressive (aussi au sens dramatique du terme) d’un lot restreint de réactions sociales. Cette série de micro-textes, qu’il vaut mieux qualifier de tropismes (au sens fondateur donné à ce terme par Nathalie Sarraute) que de «nouvelles», saisit vivement notre imaginaire, par sa fielleuse justesse. On a tendance à y exprimer, très explicitement, des sentiments frustrés, rageurs, des évocations de situations tendues, conflictuelles. Ces sentiments et ces situations ont été, d’évidence, les émanations de problèmes particuliers, vécus antérieurement et/ou revécus intérieurement… ressassés… ruminés… par un(e) protagoniste quelconque qui bad trip un peu et gamberge beaucoup. En gros, on découvre les traces verbo-textuelles laissées par un(e) quidam de notre temps, qui, au moment de leur éructation, paniquait peut-être un peu excessivement (ou pas). Son hamster tournait trop pour rien… possiblement… pour tout dire.

De fait… crucialement… les individus évoqués ici, de texte en texte, varient. Ce sont des hommes, des femmes, des ados bien verts, des briscards blanchis sous le harnais (pas de petits enfants, par contre). Ces gens… habituellement une personne par texte… se retrouvent dans des situations de mésaventures, variables elles aussi. Ils rencontrent une personne qu’ils ne veulent pas voir. Ils ont des ennuis dans leur emploi. Ou ça peut être un étudiant qui est confronté à son prof. Ou un prof qui rabroue un étudiant. Ça peut être des conjoints qui discutaillent (on entend alors une seule voix). Ça peut être quelqu’un qui exprime sa contrariété à l’égard d’une situation de séduction ratée. Les cas d’espèces évoqués sont à la fois hautement variables, nombreux, fourmillants, et d’une banalité (apparente) particulièrement déconcertante, attendu notamment que ces évocations se restreignent fermement aux particularités ordinaires de l’univers interactionnel contemporain.

Attention, c’est de l’écriture moderne. Et ce fait aura une incidence particulière sur l’intendance de la corrélation entre narration et description, interaction et expression. Ainsi, par exemple, la majorité des péripéties factuelles sont soigneusement laissées à l’extérieur de la réflexion. Si quelqu’un se fait donner un cadeau, on ne connaîtra pas le contenu de la boite du cadeau. Si un importun rend visite à une protagoniste, on ne saura pas qui est cet importun, ni ce qu’il représente ou représenta pour elle. Si quelqu’un bat un record, on ne saura pas ce que fut ledit record battu. Si quelqu’un fait quelque chose de hautement contrariant ou répréhensible, il se le fera vertement reprocher… mais on ne saura pas ce que fut factuellement l’impair commis. Le monde des faits… surtout des faits majeurs… reste dans l’implicite, en la brume des évidences non-dites. C’est le monde des ressentis et des émotions qui s’explicite. Tant et tant que ce que l’on saura, ce à quoi on sera confronté, ce seront les excroissances de détresse et de douleur manifestées par l’instance verbo-motrice qui s’exprime. Ce qui se joue et se déploie, maximalement, c’est une sensibilité hautement personnelle, facticement individuelle, de détresse et de douleur unaire, unitaire. Elle s’exprime et s’expurge, par le canal de chaque moment du recueil, sous la forme d’une solide série d’excroissances textuelles distinctes (articulant des personnages, personnalités, personnes personnalisées et personnelles, différentes, notamment). Sémillantes et foisonnantes, au plan des petites péripéties implicites, ces excroissances personnelles, très virulentes et homogènes thématiquement, bourgeonnent et prolifèrent depuis une sorte de tronc commun, émotionnel, langagier et conceptuel. Elles sont terriblement stables, dans leurs variations même. Toutes ces voix se ramènent, par toutes leurs voies, à une seule voix/voie.

Ces textes sont donc de fait des mimésis de manifestations verbales sur le thème cuisant et sensible du rabâchage, du radotage, du renotage. On ne craint pas la redite. Ne la craignant pas, nous non plus, on se répétera ici, sans sourciller. Ce sera pour redire notamment que lorsque certaines périphéries sont mentionnées, souvent des péripéties ayant à voir avec une certaine dynamique d’interaction ou des gestes posés, ces dites péripéties sont marginalisées dans le discours du personnage. Du fait qu’on les traite très exactement comme des didascalies théâtrales, lesdites péripéties, ou circonstances de l’interaction, font l’objet de mentions furtives, entre parenthèses et en italiques. Ceci n’est pas du roman factuel. Ceci n’est pas du récit où des choses se passent. C’est plutôt du texte ou des émotions sont exprimées, expurgées, exultées. Des débats sont instaurés. Des soucis sont verbalisés. Des hantises sont radotées. Ce sont, en fait, une suite de courts et intenses monologues. Ils sont tous marqués au coin d’une douleur cuisante et d’une détresse très ouvertement exprimée. C’est pas du jovial. C’est pas du pimpant. Là où la chose devient particulièrement passionnante à observer, c’est que, de texte en texte, le volume copieux de l’ouvrage permet, à terme, de puissamment s’imprégner de l’émotion globale unaire diffusée par ces excroissances personnelles diverses et fluctuantes. Par étapes, on s’aperçoit que, même si les personnages varient (des hommes, des femmes, des jeunes gens, des gens plus âgés, donc), en réalité, ce qui s’exprime est profondément homogène. Une voix, un accent, un ton, une hantise, parlent ici. Et ce que cette voix variable exprime unanimement c’est la crise existentielle d’un temps, la douleur d’une époque, la vague et diffuse propension dépressive de la société tertiarisée contemporaine. On a donc, dans tout ceci, comme le dirait un Woody Allen, a metaphor for the decay of contemporary culture…

Cette suite d’expressions d’émotions, de sensations, de pulsions, de drames personnels nous donne à entendre les hurlements intérieurs d’une société lisse mais insidieusement tentaculaire, macérant ostensiblement dans l’inertie post-industrielle. On a ici une étude approfondie de la lente putréfaction émotionnelle contemporaine, une intrusion réfractaire dans la caverne profonde et hautement révélatrice et significative de la petite déprime tertiaire au quotidien. Cet ouvrage exprime rien de moins que le mal d’une époque, le mal d’être d’un temps. Et l’incapacité à parvenir à s’exprimer. À fonctionner. À vivre. Très important dans cette dynamique de monologues, tous dotés d’une forme spécifique d’intensité douloureuse, est le discours rapporté. Assez souvent, notre personnage, homme ou femme, cite des paroles. Les paroles qui dev(r)aient être dites. Qui auraient dû être dites. Qui pourraient être dites. Qui ont été dites. Les redites. Les «je me cite». Les «comme on pourrait dire». Les «comme on dit». Les «comme dirait l’autre». Ce qu’une chose pourrait s’appeler. Un nom qu’un objet ou qu’une idée pourrait porter. Parfois, ces citations, toujours très courtes, semblent venir d’ailleurs, de l’extérieur, de la société, du monde. D’autres fois, ces citations semblent venir de l’intérieur du personnage même, des tréfonds du moi-ego. On cite ainsi passablement (parfois en anglais, même). Et ceci amène implacablement notre processus de lecture à comprendre ce qui est le principal, sinon l’exclusif, mécanisme permettant de revivre le fait que le personnage est confronté à un lot complexe de pressions de nature sociale. Il perd son emploi. Il n’arrive pas à obtenir son diplôme. Il ne comprend pas le contenu d’un texte. Elle exprime une satisfaction joyeuse, un peu tapageuse, qui est en fait la façade mondaine de sa jalousie colérique. Il avoue son impuissance, dans tous les sens du terme… La contrainte du moment, qui l’étouffe, vient du monde social, qui l’enserre. Contrariétés psychologiques. Limitations physiologiques. Frustration(s). Voir rouge d’une voix blanche (ou l’inverse). Ça ne marche pas, dans ma vie (illusoirement) isolée. Et l’autre a énormément à y voir… Ceci est une étude des manifestations extérieures, ainsi que des effets ex post intériorisés, du fait banal que la civilisation contemporaine ne marche pas, qu’elle s’affaisse tout doucement, qu’elle se tue, de mort lente et microscopique. C’est tellement langoureusement douloureux que c’en est époustouflant. Jean-Pierre Bolduc nous avoue lui-même d’ailleurs la façon dont les choses se passent, se déroulent, se tourneboulent, à l’intérieur de sa propre sensibilité personnelle de scripteur.

J’aime souvent l’silence. J’aimerais présentement le silence en moi. J’peux malheureusement pas faire taire mon cerveau. Il roule à plein régime, bien malgré ma volonté. J’ai toujours pensé qu’il fallait agir plutôt qu’penser et qu’il ne fallait s’arrêter pour s’autoévaluer que quand on y était obligé. Le rythme d’la vie fait en sorte que c’est toujours très risqué d’prendre le temps. Eh ben là, j’crois qu’j’ai juste pas l’choix d’m’arrêter. «Ta gueule et écoute», me dit ma conscience. J’aime pas regarder c’qui cloche en moi, mais plus souvent qu’autrement, j’peux juste pas faire l’aveugle. J’crois que c’est de la lucidité involontaire. J’vois trop bien. J’haïs vraiment ça. J’suis trop conscient. J’vis pas assez au rythme de ma société qui fausse les données, la plupart du temps. Je m’engourdis pas assez. Je mens pas assez. J’crois que je souffre trop.  (Dans le texte «AMATEUR DE DISSONANCE»)

Ainsi, on observe que le petit hamster roule très intensément, dans la roue grinçante du cerveau bolducien, comme sur la couverture de l’ouvrage (configurée par Allan Erwan Berger à partir d’un dessin original du peintre Claude Bolduc, frère de l’écrivain). Ce terrible petit rongeur galopeur nous diffuse, de par sa motricité implacable, des excroissances personnelles qui vont, donc, jaillir, s’éclabousser, bourgeonner et se boursoufler, depuis un tronc expressif constant, en s’incarnant en différents personnages actifs et faire-valoir passifs. Mais on fait face aussi ici à une kirielle d’ex-croissances personnelles, largement tributaires, comme par reflux, d’une «croissance personnelle» illusoire d’autrefois, jadis faussement guillerette, et qui s’est effilochée, et décatie, en nos temps. Et qui n’est plus. Et ses lambeaux factices ne seront plus, eux non plus, parce qu’ils ont été complètement bouffés, dévorés par la douleur physique et psychologique, récurrente et lancinante, véhiculée et supportée (dans tous les sens du terme) par ces différents personnages, si étroitement cernés… au sein de leur monde… notre monde.

Jean-Pierre Bolduc est indubitablement un petit-enfant du nouveau roman. Et c’est une version solidement québécoises des techniques d’écritures dudit nouveau roman, ici magistralement dominées et mobilisées, qu’il faut envisager, en approchant ce consistant paquet de récits. Robert Pinget télescope Guy Dufresne et les deux se pulvérisent, se dissolvent et disparaissent irréversiblement en Jean-Pierre Bolduc. Inutile de tenter de fuir. On va être confrontés à un rabâchage douloureux, aigu, lancinant, acide. C’est pas de la littérature de gares ou de la lecture de stations balnéaires. C’est une dense pile de textes durs. Une série de miniatures en prose piquantes, aigues et durillonnes, confinant à l’insupportable, tant dans le traitement que dans les thématiques extraordinairement ordinaires, qu’elles saisissent et relaient. Il est littéralement impossible de prendre connaissance, de façon approfondie, de cette remarquable suite de micro-récits sans en venir à se rendre compte que Jean-Pierre Bolduc exprime et expurge la voix de ce qui est, aujourd’hui ici et maintenant, vénéneusement coincé à l’intérieur de nous tous.

Jean-Pierre Bolduc, Excroissances personnelles, Montréal, ÉLP éditeur, 2025, formats ePub, Mobi, papier.

 

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