Farfelue, Biscornue et autres phénomènes de foire: une fable grotesque (par M. Baly) — ÉPISODE 10

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ÉPISODE 10: VERT DE SCHEELE

Vertes étaient les feuilles des arbres, ainsi que l’herbe
Vert était ce recueil de poèmes de Malherbe
Verte était la laitue
Et les robes de Biscornue

Dans tout ceci, rien d’incongru
Mais attendez, vous n’avez pas tout lu!

Verts étaient aussi, et c’est moins habituel
Les coquelicots qui, d’usage, sont plutôt d’un rouge vermeil
Vertes étaient les pâquerettes
Verte était la tartiflette

Verts étaient devenus
Les deux yeux de Biscornue
Qui à force de porter du vert à l’arsenic
Avait développé un empoisonnement chronique

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En 1831 paraissait dans L’Almanach des Muses le tragique poème Le Point Noir de Gérard de Nerval. L’auteur y raconte qu’ayant fixé le soleil trop longtemps (le soleil faisant ici figure de métaphore pour la gloire) un point sombre obscurcit dorénavant sa vision (ce qu’on connaît aujourd’hui pour être un symptôme alarmant d’un décollement de la rétine).

Depuis, mêlée à tout comme un signe de deuil,
Partout, sur quelque endroit que s’arrête mon œil,
Je la vois se poser aussi, la tache noire! 

Chez Biscornue, plutôt qu’être noire, cette tache de deuil était verte. Non pas ce vert glauque dont le nom même évoque la morbidité. Plutôt un beau vert de Scheele.

À l’instar de plusieurs de ses contemporaines, à force de porter des teintures d’arsenic, elle avait fini par s’empoisonner. Maux de têtes, vomissements, diarrhées, violentes douleurs abdominales… Tout cela était bien souffrant, mais Biscornue s’était habituée à supporter stoïquement les douleurs tant le fait de bien paraître lui importait. Sauf que bien paraître, elle ne le faisait plus…

D’abord, ce furent ses cheveux qui tombèrent, par épis. Puis ses dents. Enfin, sa peau. Elle forma d’abord des pustules répugnantes. Vertes, elles aussi. Ces pustules se transformèrent en cloques… Biscornue, voulant limiter les dégâts, les perçait à l’aide d’une aiguille chauffée. Puis, elle se fardait au blanc de céruse, pour dissimuler les crevasses ainsi laissées.

Enfin, comme si elle était tombée dans le point noir de Nerval, elle sombra dans une profonde dépression et ne voulut plus sortir de chez elle, pétrie de honte, mortifiée à la simple perspective des regards horrifiés que provoquerait la vue de son visage.

Vous décrire sa mort serait inutile. Qui d’entre vous n’aura pas lu Madame Bovary? Qui d’entre vous ignore encore quels sont les tourments causés par une intoxication à l’arsenic? Passons, donc, sur les borborygmes, les spasmes et l’écume. On peut toutefois se demander, dans son délire morbide, quelles furent les pensées qui traversèrent son esprit. Mais peut-on vraiment parler de «pensées»? En effet, celle qui avait brillé par sa grande intelligence et son esprit retors n’arrivait plus à articuler le quart de la moitié du commencement d’une idée. Elle n’était traversée que d’émotions.

Lesquelles? L’amour? La peine? Le remords? La gratitude? Le désespoir? À en juger par les râles torturés qui s’échappaient de son gosier, tout porte à croire que Farfelue fut bien vengée. Ainsi mourut cette femme qui, pour être coquette, serra tant ses corsets que les enfants qu’elle avait mis au monde naquirent tous difformes, assurant ainsi la relève du Cirque Grotesque.

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