L’exposition au destin – seconde partie

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Franco Zanghì
Magma incandescente in una grotta lavica dell’Etna
2004 (CC BY-SA 2.5)

L’EXPOSITION AU DESTIN
seconde partie

« Et maintenant, passons à l’ordalie » continua l’édile. Sous le regard du dieu soleil, le maire tout en avant, les deux acolytes juste derrière, nous autres les villageois suivant à pied et entourant l’âne qui portait l’évêque, tous nous nous engageâmes dans la pente menant au couloir terrible, qu’alimentait en blocs véloces le volcan surplombant. Comme des fourmis descendant dans un fossé, nous sinuâmes, morts de trouille, nous poussant les uns les autres vers le but encore lointain : le sanctuaire où reposait le Codex, instrument divinatoire au service du décryptage des cent trente-trois années à venir. Seule la Sérénissime, au fond de sa lagune, avait le pouvoir d’envoyer des lettrés, hommes d’Église évidemment, prendre connaissance des six versets renfermant les six secrets les plus importants du cycle en cours. Un jour, un saint, ou un héros, ou un enfoiré de démon, avait déposé le Codex dans cet ancien sanctuaire dédié au feu, séparé du monde des vivants par le champ d’épouvante du Syllogiste, sur le flanc d’un volcan au caractère notoirement pétaradant.

En concurrence avec Carthage, Malte et Beyrouth, Venise, en s’emparant de l’Archipel, avait fait main basse sur le seul oracle encore actif capable de donner à qui l’interprétait une avance considérable en géopolitique. Ses prédictions étaient d’une finesse jamais démentie, et d’une pertinence très éloignée des insinuations sibyllines et précautionneuses des oracles de l’ancien temps.

On ne pouvait approcher le sanctuaire qu’à pied. Par l’effet d’un mécanisme que nul n’avait osé analyser, il était impossible de venir par la voie des airs. Drones, avions et obus étaient désintégrés sous la force d’un rayon de lumière d’une puissance telle qu’il faisait exploser jusqu’à l’air sur son parcours. Les pierres et les oiseaux eux-mêmes ne s’en sortaient pas. Quant à faire monter un véhicule tout-terrain jusqu’ici, c’était inenvisageable : du côté du Syllogiste la descente dans le ravin, et sa sortie, étaient réservées aux chèvres, aux ânes et aux piétons ; du côté du cratère, l’approche était piégée par des pentes de lapilli ultra fins qui entraînaient tout poids lourd dans les profondeurs enfumées. Celui ou ceux qui avaient aménagé le nid du Codex n’avaient rien négligé pour en transformer les abords en une épuisante torture où ne trônait, en principe immuable, que la hasard de la mort martelante.

Sur le sentier dans le ravin, je repensais à l’héroïne de notre village. Le Chat était devenue dure comme l’acier, et pleurait toutes les nuits ses parents qu’elle avait vus tomber dans la chaudière. Chacun sait que ce sont eux, les parents, qui protègent les enfants ; or c’était elle, la petite fille, qui avait protégé et sauvé les cinquante rouquins. Raison pour laquelle le Chat, à l’âge de quinze ans, fut été déclarée mère tutélaire de l’île, et aujourd’hui sa statue griffe l’air insaisissable, au sommet de sa petite forteresse en lave noire indestructible qui protège le port. La statue est ici la conclusion d’un syllogisme, et aussi l’expression d’un paradoxe au fond duquel, peut-être, s’était nichée jadis une résilience puisque, selon le mot d’Hölderlin, naît aux portes du malheur ce qui pourrait les refermer. Là résidait mon seul espoir un peu solide tandis que je m’enfonçais dans la zone de mort ; j’arpentais un paradoxe caché sous les apparences d’un lancer de dés tueurs, armé d’un syllogisme que je ne tenais pas à exprimer, avec en vue la résilience complète de l’île suite à un sacrifice dans lequel mon âne, celui sur lequel sautillait Sa Seigneurie, jouait le premier rôle. Les explications suivront.

Nous débouchâmes en terrain découvert, au grand milieu du couloir d’avalanche. La pente raide était recouverte de pierres instables et l’âne, très attentif à ce sur quoi il posait ses sabots, agitait ses oreilles d’un air pénétré.

C’était un petit âne de la race dell’Amiata, avec la croix sur le dos, intelligent et sympathique, courageux, mais pas dingue. Transporter l’évêque à travers le ravin vibrant de menaces était plus qu’il ne semblait pouvoir en supporter. Sous le coup de l’émotion, il se mit à trébucher. L’évêque en hulula de terreur.

Sur la pente en face de nous, le sentier quittait le couloir du Syllogiste en tirant des bords et allait se perdre vers les crêtes. Tout là-haut, en contre-jour sur le ciel au bleu brutal, se dessinait la bosse du portique qui signalait l’entrée dans le territoire sacré du sanctuaire. Seul l’officiant le franchirait. Nous autres attendrions à son ombre, en regardant la mer et les autres îles.

Un tremblement de la montagne fit déraper un banc de pierrailles, qui nous passèrent sous le nez avant de s’arrêter en contrebas ; seuls quelques rochers en profitèrent pour s’échapper. Dans la pente raide, creusée en forme de U, ils ne s’arrêtèrent plus et leurs bonds se firent de plus en plus spectaculaires jusqu’à ce qu’ils disparaissent derrière un ressaut.

Puis une autre roche, de la taille d’un buffet, roula tranquillement dans notre direction. Nous nous écartâmes pour la laisser passer. Je me souvins alors d’un témoignage consigné dans le livre d’histoire du village, que l’on peut consulter aux Archives municipales ; le patron de la seconde barque avait raconté au maire de l’époque qu’il avait vu, au rebord de la chaudière, basculer le clocher du couvent, encadré de quelques poutres transformées en charbon. Le clocher était resté penché au-dessus de la falaise pendant quelques secondes, puis il s’était fendu et disloqué. Il avait alors recraché ses deux cloches qui avaient elles aussi lentement, tranquillement, rebondi sur les blocs de lave de la coulée avant de sauter dans la vapeur. Il avait semblé au patron que le son de ces gentilles cloches, qu’il connaissait bien, était devenu soudain empli de sarcasmes, comme les cris d’un petit démon amer et rancunier qui s’éloigne après avoir été défait, et se console en émettant des commentaires grossiers.

C’est alors que l’évêque poussa un cri aigu. Pointant le doigt vers le haut du ravin, il nous montra une roche qui s’en venait. Elle était de cette espèce épouvantable, grosse comme un bâtiment, qu’éructe le volcan pour se dégager le gosier. Toutes finissent dans le Syllogiste, et nous étions sur son passage. Nous détalâmes comme des lapins, laissant là le dais qui nous aurait retardés. Le seul abri était la pente en face de nous, à dix minutes encore. Nous courûmes. L’âne ne se faisait pas prier, et tricotait de ses quatre pattes avec une application pressée.

L’essentiel était de s’éloigner le plus possible de la trajectoire probable du bolide. Celui-ci roulait, pulvérisant des roches, soulevant des vagues de gravats mais ne décollant pas encore. Il devait être énorme. « C’est un trancheur ! dis-je, il ne s’élèvera pas avant le deuxième repère ! » Depuis toujours les humains ont planté des drapeaux sur les lèvres du couloir, à partir de quoi ils évaluent et classifient les roches qui déboulent, selon qu’elles s’envolent au premier repère, ou au second, ou au troisième : bondissantes aériennes capables de zigzaguer d’un impact à l’autre, trancheurs qui creusent de profonds sillons, magisters dont le vacarme seul déclenche des avalanches et nettoient le Syllogiste d’un seul coup.

L’évêque se mit à hurler : « Les pierres du Syllogiste sont capables de retomber n’importe où dans le dévaloir. Or nous sommes dans le dévaloir. Donc cette pierre tombera n’importe où et pas forcément sur nous !

— C’est trop faible, cria le maire. Recommencez ! Ça ne tient pas la route !

— Mais de toute façon aucune route ne tient, par ici !

— Produisez un syllogisme propre, ou taisez-vous ! »

Là-haut, le trancheur décolla, hérissé de lambeaux de pâte dont il se défaisait en s’ébrouant, œuf de pierre à la gangue explosée accouchant d’un monstre furieux au vent de sa course. Et le monstre nous visa. Je criai à l’âne : « Gao, gao, tsia le tchak ! ! » L’évêque, comprenant que je m’adressais à sa monture, y trouva l’inspiration, et dit :

« Un âne va plus vite que des humains. Or, je suis sur un âne, donc je quitterai la zone la plus dangereuse avant les autres ! » On a vite fait de se plier aux simagrées du cru, quand sa vie pourrait en dépendre. L’évêque se défit de sa mitre, qui lui tombait sur les yeux. Avec son étole il fouetta l’âne, qui ne sentit rien, tenaillé qu’il était par la frayur qui lui tordait le ventre comme à chaque fois que nous traversions par ici. Ah, ces deux-là filèrent comme le vent ! « Tsia le tchak ! ! » repris-je.

Puis soudain l’âne trébucha, et s’arrêta net avant de déraper dans la pente. Nous le rattrapâmes, lui et son évêque. « Il vient sur nous. Il va nous atterrir dessus !

— Pas du tout, il va tomber un peu au-dessus. Regardez !

— Gare aux éclats !

— Baissez-vous ! Baissez-vous ! Accroupis ! »

Nous entendîmes le choc gras du rocher contre l’éboulis, tout près, à trente pas peut-être. Un souffle énorme, comme le fléau de Dieu, nous enleva nos casquettes et rabattit les oreilles de l’âne. Puis un bruit d’éclaboussure, une claque magistrale éclata juste au-dessus de nous. Et le silence revint. Nous nous redressâmes. En bas, le trancheur continuait sa chute, éparpillant des cailloux, avalant la pente, recrachant on ne savait trop quoi de hérissé, buissonnant, qui faisait autour de lui comme un petit nuage de débris hirsutes. « Où est l’évêque ? »

L’âne était seul, ne portant plus que la selle encombrée de mols coussins, et les deux sacoches contenant l’instrumentation nécessaire à la lecture du Codex. Il redressa son cou et nous regarda d’un air placide. Puis il fit demi-tour et se mit au petit trot en direction du village.

« Cet âne est une bête sage, qui connaît le règlement. » Le maire était encore tout secoué, mais il avait trouvé là le moyen de nous détendre. « Si l’officiant vient à être tué lors de la traversée du Syllogiste, les accompagnateurs ne doivent en aucun cas se proposer pour le remplacer. Or nous sommes les accompagnateurs, donc nous rentrons. C’est l’article XII, troisième section. On file, n’attendons pas le prochain bolide ! »

Lorsque la petite fille noiraude aborda au quai du village, entourée des cinquante rouquins, les gens lui firent une ovation. Tout de suite elle s’effondra en larmes, et il fallut la porter comme une morte. Elle n’avait écouté que son courage, car dans sa balance reposaient cinquante vies. Dans la nôtre ne reposait que l’avidité de Venise, et notre statut de dominion périphérique, aussi écoutâmes-nous les conseils donnés par l’article XII du règlement, troisième section. Nous savions, et d’expérience, que chaque dévoilement des secrets contenus dans l’abominable ouvrage nous valait des années de misère, à vivre courbés sous le joug bestial d’armées suréquipées venues là pour s’entre-déchirer dans l’espoir de faire main basse sur le sanctuaire. Il en avait toujours été ainsi : après chaque cérémonie réussie, les autres États, enragés, nous attaquaient pendant deux générations. Il n’en serait pas de même cette fois-ci, car n’ayant pas été lu, le Codex s’était désactivé.

Les deux acolytes de l’évêque, secoués par l’expérience, n’en menaient pas large et nous suivirent docilement. Je restai en arrière, en compagnie du maire. L’âne faisait le fanfaron à l’avant. Il avait bien joué son rôle, et s’était arrêté pile à l’endroit que je lui avais indiqué. « Tu es un bon lecteur du Syllogiste » me dit le maire. « Et ton âne est d’un sang-froid étonnant. Comment as-tu fait pour le dresser si bien ?

— Il m’aime et je l’aime. Voilà toute la clé. Pour le reste, nous nous entraînons ici depuis qu’il est tout petit. Je savais bien que l’évêque ne se jetterait pas par terre avant qu’il ne fût trop tard, car cela aurait été en-dessous de sa dignité, et je savais aussi que jamais aucun trancheur ne s’écrase sur le chemin que l’âne avait pris, qui n’est pas le chemin que l’on prendrait spontanément. Nous étions donc tranquilles. Il fallait juste que vienne la pierre, et qu’elle nous frôle. Tu remercieras les artificiers, ils l’ont bien taillée, elle était équilibrée. »

J’avais lu sa course dans son premier bond, en étudiant précisément comment la roche dépassait les divers drapeaux des repères officiels et de mes sous-repères. Un trancheur bien taillé toujours frôle le sol à cet endroit de la pente. Il m’avait suffi d’envoyer l’âne piler au point exact où la trajectoire de tels bolides coupait notre chemin sûr. « Nous ne risquions rien, l’âne ne risquait presque rien, et l’évêque risquait presque tout. »

Nous remontâmes sur la lèvre occidentale du Syllogiste. Dans notre dos, l’air trembla. Une nouvelle roche, naturellement expulsée celle-là, commença à dévaler dans le couloir. « De toute façon nous étions tranquilles, puisque ce n’est pas une semaine à trancheurs. La Lune n’est ni pleine ni nouvelle. »

Fin

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G. Seguin : Un âne commun à la Maison Sainte-Victoire 2001.
(CC BY-SA 3.0)

 

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