J’étais aller voter au second tour des municipales 2014. C’était un dimanche matin, le soleil voilé baignait la ville et la rivière d’une lumière alanguie qui teintait les immeubles et jusqu’aux fleurs des arbres d’un blanc doux, vaporeux et scintillant. La buée qui flottait au-dessus de l’eau étalait dans le ciel des petits arcs dorés. Dans ce paysage tout empli d’une joie calme et pacifique, je vis un pêcheur. Un abstentionniste, en somme, consciencieusement occupé à manifester son désaccord de la façon la plus indubitablement immobile qui fût.
Assis sur une margelle, les pieds dans une fontaine à sec, il regardait le monde, sa canne allongée à ses pieds comme un chien fidèle en train de faire la sieste. Un fil ramolli partait du museau de cet objet et s’en allait tremper dans l’eau de la rivière un bouchon lui aussi endormi, puisqu’il flottait allongé de tout son long sur la surface plane et sans rides. Il n’y avait donc pas le plus petit plomb au bout de cette ligne.
« Avez-vous mis un hameçon, au moins ? » demandai-je.
Un temps passa. Le pêcheur se retourna, me lança un petit regard brillant puis se remit en position. « Pourquoi faire ? répondit-il. Je n’ai nul besoin d’électeurs, moi.
— Mais y a-t-il quelque chose au bout de ce fil, alors ?
— Oui, une friandise. Je la coince dans une boucle. Les poissons viennent ou ne viennent pas, la mangent ou ne la mangent pas.
— Vous éduquez donc les poissons à croire qu’il y a, au bout des fils de pêche, des friandises sans pièges. »
L’abstentionniste émit un petit rire. « Ce ne sont peut-être pas des poissons que je pêche dans cette affaire… » Là, il m’avait ferré. « Du reste, reprit-il l’air de rien, les poissons ont en général une mémoire de poisson, c’est-à-dire pas grand-chose. Ceux qui sont méfiants sont spécifiquement méfiants, en ce sens que leur petit caractère soupçonneux est propre à toute leur espèce et pas à tel ou tel individu ; et ceux qui sont cons comme des goujons sont universellement et en bloc cons comme des goujons. Mais tous bénéficient d’une absence assez impressionnante de mémoire. Je ne parle pas des brochets, bien entendu.
— J’ai vu, à l’étang de Chevré, des carpistes utiliser un bien curieux objet, pour lancer des appâts au loin.
— Oui, le “cobra”. Vous enfoncez dans le tube une multitude de bonnes boulettes, et vous balancez toute cette mitraille du même geste que vous faites pour lancer la ligne au loin.
— De cette manière, les carpes qui sont là-bas affluent comme à la cantine, sauf que dans le lot des friandises, il y en a une qui est mortelle. Piégée à l’hameçon.
— C’est une manière de clientélisme, finalement. Tout le monde se précipite et grignote un petit truc, tout heureux de boulotter sans peine, et ne voit pas plus loin. Or, presque systématiquement, un de ces poissons est arraché à la troupe, et disparaît, tracté dans le ciel par on ne sait quelle main invisible. Si ces poissons étaient des humains, que croyez-vous qu’il se diraient ?
— Qu’on ne peut pas faire autrement, et que c’est déjà beaucoup d’avoir une boulette qui nous permet, en gigotant beaucoup, d’avoir un petit rien à se mettre au fond du gosier. Vous avez vraiment un mauvais esprit !
— Mais attendez, c’est vous qui parlez ! Moi je fais semblant de pêcher ! Je donne des boulettes pour rien ! »
Je me rendis compte qu’en allant voter pour la liste des néolibéraux de gauche, afin que ma ville ne passe pas aux mains des néolibéraux de droite, j’avais eu le même raisonnement que celui, préfabriqué, qui avait construit ma réponse ironique au pêcheur. C’est énorme, n’est-ce pas, d’avoir trois élus bien rouges, et peut-être même quatre, noyés dans la masse des larbins socialistes du Conseil, qui pourront gigoter beaucoup pour arracher aux maîtres de la ville un petit rien à mettre au fond du gosier des citoyens.
Le pêcheur reprit : « En donnant aux poissons de la nourriture sans piège, je ne fais que suivre un mouvement universellement constaté dans cette rivière : les petits brimborions qui flottent, ça ne tue pas, ça nourrit. En somme, je me transforme en rivière nourricière. Et vous ?
— Je veux transformer la rivière. » Et cette réponse, pour prométhéenne qu’elle parût, me sembla satisfaisante. Le pêcheur releva sa ligne, remit une boulette, retrempa sa ligne, et regarda son bouchon se rallonger dans son lit.
Sympathique histoire! Merci pour ce partage!
Bonne continuation!