Dans l’orbite des liaisons dangereuses : le « roman » posthume de Gaétan Soucy

imagesKafka nous a laissé une «Lettre au père» jamais envoyée à son destinataire, mais qui figure maintenant parmi les textes essentiels de cet auteur. Gaétan Soucy, décédé prématurément en 2013, nous laisse un texte inachevé qui prend la forme d’une longue lettre destinée à une jeune fille dont on ne sait si elle a réellement existé ou si elle condense de multiples figures féminines. De nombreux indices nous portent à croire qu’il ne s’agit pas d’un pur montage littéraire, mais bien d’une «vraie» lettre, que l’auteur aurait décidé après coups d’amplifier et de retravailler pour la dégager du référentiel autobiographique.

Celui qui écrit cette lettre est, tout comme Soucy, un écrivain reconnu et un professeur au collégial. Mais il s’appelle Philippe. Il s’adresse à Amélie, une étudiante brillante. Au bout de quelques mois d’une relation qui, bien qu’intense, semble être restée platonique, Amélie a pris la décision de ne plus revoir Philippe. Il ne peut se résoudre à cette séparation et entreprend la rédaction d’une lettre-fleuve dans le but de faire le point sur leur relation, raconter sa genèse et les moments-clés qui ont mené à l’impasse.

Cette lettre, de toute évidence, est aussi pour Philippe une ultime tentative afin de ramener à lui la fuyante Amélie. La lettre, en effet, n’emprunte pas la voie d’une déclaration d’amour livrée à l’état brut, d’un cri du cœur, ni même d’un engagement et d’une promesse de bonheur. Elle est, comme le souligne Philippe d’entrée de jeu, le fruit d’une «réflexion grave et approfondie», où «tout est d’avance pesé, jaugé au millimètre». Mine de rien, les fragments de récit, les aveux et les évocations de la personne aimée s’inscrivent donc dans une argumentation, une «argumentation tout arachnéenne», comme l’écrit très justement Suzanne Côté-Martin, l’une des quatre auteurs a qui l’on a demandé d’imaginer la réponse d’Amélie.

La rhétorique de Philippe consiste à mettre en scène un destin commun de manière à convaincre Amélie qu’elle ne peut s’y défiler. La lettre est ponctuée de subtiles exhortations lancées à Amélie pour qu’elle accepte de reconsidérer sa décision de ne plus voir Philippe. Subtiles, ces exhortations, parce que souvent implicites et enrobées de précautions oratoires. Même s’il affirme ne rien demander et, surtout, ne rien vouloir forcer, Philippe n’en prie pas moins instamment Amélie de justifier son choix, à tout le moins de le lui expliquer d’une manière qui le convaincrait. Car la volonté de comprendre que manifeste Philippe se butte à un nœud qui prend l’apparence d’une contradiction : comment Amélie peut-elle prétendre avoir fait le bon choix puisqu’elle avoue ne pas aller tellement bien ? Si cette relation lui pesait, Amélie devrait se sentir soulagée de s’en être déprise. Or, ce n’est pas le cas, elle souffre. Donc…

Mais la logique ne fait pas toujours bon ménage avec les sentiments. Amélie pourra-t-elle répondre adéquatement à la question que lui soumet Philippe ? Le projet de Soucy était d’écrire cette réponse d’Amélie. Il n’a eu le temps que de laisser une ébauche de deux pages, assez banale et décevante parce qu’on y lit une Amélie dont le seul «argument» consiste à dire qu’elle n’était pas amoureuse de lui. Considérant la complexité de son attitude (telle que la décrit Philippe dans sa lettre), l’intelligence que lui prête ce dernier et la force des liens qui l’unissaient à lui, on s’attend à quelque chose de plus substantiel. C’est ce que le lecteur trouvera dans les réponses d’Amélie composées par des écrivains sollicités par l’éditeur, un exercice qui n’est pas sans rappeler le geste de Sophie Calle dans Prenez soin de vous, quoi que la démarche ici, limitée à quatre interventions, ne soit aucunement guidée par un désir de vengeance. Il n’en demeure pas moins qu’au moins deux de ces textes, ceux de Sylvain Trudel et de Catherine Mavrikakis, s’avèrent d’une cruauté implacable.

La lettre de Philippe, pour dire un dernier mot à son sujet, est belle et douloureuse. Elle témoigne du fort investissement passionnel du protagoniste masculin dans cette figure de jeune femme hors du commun. Gaétan Soucy percevait dans sa lettre «une charge émotive immense». Philippe est trop intelligent et cultivé (trop habile, pourrions-nous dire aussi) pour se présenter en figure pathétique. L’émotion de sa lettre circule donc en sourdine, comme une vague lancinante. L’émotion, néanmoins, est tellement tenue sous contrôle et surélaborée qu’elle paraît finalement jouer le rôle de liant dans la toile que tisse Philippe autour d’Amélie. Ce désir de maîtrise par le langage est sans doute dicté par l’écart irréductible qui existe entre les deux protagonistes. Philippe a beau le dénier en faisant d’Amélie son égale, l’écart d’âge et de statut détermine les stratégies qu’il déploie pour l’amadouer et l’entraîner dans le cercle de sa passion. Pierre Jourde rend son Amélie consciente de ce problème : «Je ne suis rien et tu me places sur un pied d’égalité avec toi.»

La plus grande sincérité comporte aussi sa part de mensonge. La plus grande vulnérabilité peut s’habiller de calculs et d’astuces. Voilà, me semble-t-il, ce que mettent en évidence les «réponses» de Trudel et de Mavrikakis. Réponses étonnantes ! Coups de fouet critiques, alors qu’on s’attendrait à une sorte de déférence (d’Amélie envers Philippe, sans doute, mais également des auteurs convoqués envers Gaétan Soucy). La profondeur de la lettre de Philippe, la souffrance qui s’en dégage, le sentiment qui semble l’animer, ont tout pour suggérer l’idée d’une réponse qui à défaut de satisfaire sa demande, le ménagerait quelque peu. C’est du reste la posture adoptée par le troisième répondant, Pierre Jourde, à qui je reprocherai seulement d’avoir exploité un registre trop adulte et littérairement daté pour la jeune Amélie. Si je m’arrête plutôt sur les textes de Trudel et de Mavrikakis, c’est qu’à mon sens ils mettent en évidence le rapport de pouvoir en filigrane du rapport amoureux. Ils produisent une interprétation critique de la lettre de Philippe, tout en montrant sur quoi à pu reposer la vulnérabilité d’Amélie, cette faille en elle qui aurait pu la perdre, cette frontière, comme l’écrit Trudel, «entre le ravissement et le piège». Elle est «déchirée», avoue-t-elle, car Philippe est «très exigeant», un «enfant difficile, narcissique, jaloux, mais ensorceleur et brillant». Mais qu’à cela ne tienne, sa lettre l’a «écoeurée», elle l’a trouvée pédante, «tordue, pleine de spirales et de guet-apens». Elle aurait préféré des mots simples et sentis au lieu de cet exercice d’écrivain vaniteux capable de l’instrumentaliser à des fins littéraires. Et percevant cela, elle craint maintenant qu’il ose un jour publier leur correspondance, ce qui serait l’équivalent d’un viol. Voilà ce qu’elle a toujours ressenti, voilà ce qui l’a rendue méfiante et ce qui maintenant achève de la convaincre qu’elle a fait le bon choix.

La lettre concoctée par Mavrikakis fesse tout aussi fort, en donnant une portée encore plus poussée à l’interprétation. Elle dévoile la tentative de manipulation de la part de Philippe et la perversité du jeu qu’il lui a proposé, un jeu soi-disant destiné à la «faire naître à elle-même», mais qui révèle, tout compte fait, une volonté de mieux la contrôler. Ou plutôt, une volonté de se l’approprier, de s’incorporer sa jeunesse, de la part d’un écrivain en panne d’inspiration. Elle a failli succomber parce que jamais elle ne s’est sentie aussi belle, douée et intelligente qu’avec lui. Elle a cru au désir de Philippe de faire peau neuve comme le font périodiquement les écrivains authentiques, mais elle a compris à temps qu’elle se perdrait elle-même en devenant une fonction d’un récit qui ne regarde que lui. Elle a vu que cette histoire, ils ne l’inventeraient pas à deux comme il le propose, mais qu’elle obéirait au schéma par lui-même fixé, qu’il portait en lui avant même sans doute de faire sa rencontre. Elle conclut sur ces mots d’une cruauté libératrice : «Je te laisse le soin d’écrire “notre” histoire, ici et pour toujours. Tu pourras parler de ma désolation et de tout ce que tu n’as pas su comprendre. Moi, j’ai tant de choses à raconter. Des fictions que tu ne pourrais pas imaginer, des histoires où tu n’existes pas. Ou bien, je n’écrirai jamais. Et ce sera mon bonheur.»

Ces derniers mots sur un bonheur possible hors de l’écriture, font apparaître quelque chose de tout à fait intéressant : une rupture par rapport à une conception mystique, et pour cela même, crucifiante de l’écriture littéraire. Rappelons que Mavrikakis a longuement médité sur l’oeuvre d’un Hubert Aquin, écrivain fascinant comme a pu l’être Soucy, fascinant parce que porté par une exigence quasi tragique. Mais chez qui également se tisse un rapport sombre au féminin, que l’écriture cherche à circonscrire pour mieux le maîtriser. Chose certaine, l’Amélie qu’elle fait parler témoigne d’une affirmation courageuse devant la sujétion que peut exercer une figure d’écrivain aussi forte, avec cette désespérance radicale qui lui confère une aura de souveraineté. Si Amélie Trudel est une Présidente de Tourvel qui aurait vu à temps le piège tendu par Valmont, Amélie Mavrikakis pourrait être interprétée comme une Merteuil délivrée des pièges sociaux réservés à la femme, et qui l’obligent notamment à prendre un homme pour complice.

Curieusement, seule Suzanne Côté-Martin a relevé la demande la plus impossible de Philippe, celle qui aurait dû faire fuir Amélie d’entrée de jeu : «Aide-moi à être». Dans la perspective de Mavrikakis, cela signifiait : sacrifie-toi pour que je renaisse. Et Amélie, braquée, se soustrairait à la demande du génie de lui fournir son coefficient d’être. Côté-Martin, qui a choisi un ton sans brusquerie, amène plutôt son Amélie à déclarer qu’elle ne pourra aider Philippe qu’en tenant le rôle de l’absente. L’écrivain Philippe a structurellement besoin de cette figure manquante : ce vide en lui est ce qui le fait être.

Au même titre que la «Lettre au père» de Kafka, cette lettre dont je doute de l’entière fictionnalité (à moins que nos vies soient d’entrée de jeu des fictions, ce qui est une hypothèse soutenable, mais d’un autre ordre) nous situe sur la frontière entre la morale de l’existence et l’éthique de l’écriture littéraire. On pourra certes épiloguer sur le bien-fondé d’achever ainsi le texte en plan d’un écrivain jusque-là exceptionnel. Mais si l’on accepte d’aborder cette expérience d’écriture en dehors de toute protection narcissique d’une figure autoriale, il en résulte une œuvre riche, une réécriture des Liaisons dangereuses où la parole de Gaétan Soucy ne se trouve pas achevée, mais bien répercutée.

  • Gaétan Soucy, N’oublie pas, s’il te plaît, que je t’aime. Avec la participation de Suzanne Côté-Martin, Pierre Jourde, Catherine Mavrikakis et Sylvain Trudel. Notabilia, 2014, 96 p.

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