C’est un bestiaire, un petit bestiaire. Entendre par là une miniature de bestiaire. C’est un huis clos à quatre, deux humains, deux chats. Quand je dis un huis clos, n’hésitez pas à penser un petit peu aussi au Huis clos de Sartre justement. Les protagonistes sont discrètement cernés dans le filin serré de leurs combinatoires et les phases d’échanges vont par deux. Les chats et les humains se comprennent. Une manière de flux télépathique les raccorde et ce, ouvertement et candidement, dans le langagier du style aérien et dentellé de Claire Y. Libet. Elle, Lui, le chat, et la chatte, en principe, tout le monde peut parler avec tout le monde. Et quand deux êtres conversent, dans l’implicite ou dans l’explicite, il s’agit souvent, en fait, de dire ou de laisser entendre des choses sur les deux autres qui n’y sont pas. Et le jeu des combinaisons d’échanges varie, s’alterne en un tout petit faux infini. On explore une succession en aquarelle de conversations à deux ou de dialogues intérieurs, ces derniers un petit peu circonspects, un petit peu rumineurs, un petit peu forclos dans le dispositif perceptuel au ras du sol du monde des chats.
Tout le monde pourrait parler avec tout le monde en une parfaite et infinie symétrie des alternances d’échanges mais dans les faits cela n’arrive pas. C’est qu’il y a un angle d’entrée dans ce micro-univers: l’angle féminin. La caméra et le microphone pointent avec plus d’insistance sur Elle et sur sa chatte. C’est que Lui est un petit peu félinophobe sur les bords et que le chat est un petit peu déconnecté du soulier dans les coins. Notre affaire ne se joue donc pas seulement entre des chats et des humains, elle se joue aussi entre les femmes/femelles du dispositif. On a donc deux vieilles copines: une chatte, une femme. Ou alors on a peut-être une femme dédoublée se projetant en miroir incurvé dans sa vieille chatte? C’est au choix des lectures car il y a certainement un peu des deux. En tout cas, on a deux vieilles copines qui se font des combines de vieilles copines. Tu me fais une douceur, mais pourquoi? Tu n’as pas pensé à moi en ce petit moment là, mais pourquoi? M’as-tu tout dit. Et si non, pourquoi pas? Qu’est-ce que se passe? M’as-tu tout donné, tout autorisé ? M’as-tu vraiment ouvert tous les accès en ce monde de toi? Quand je transgresse, ton attitude fluctue, qui vers le pour, qui vers le contre, pourquoi? C’est qui qui commande ici finalement? Tu m’as fait cela et ceci, il va donc falloir un petit peu que je me venge et, ce, tout doucement, sans te perdre. Deux vieilles copines…
Et tout n’est pas rose. Il y a du bleu. Il y a surtout de sourdes forces centrifuges qui pèsent de leur poids croissant, dans ce petit monde à quatre. D’abord, il y a le segment mâle du brelan. Aléatoire, imprévisible, fantasque, dépositaire de toutes nos surprises mi-agacées, de tous nos quiproquos en redites, de toutes nos tendresses usées. Lui et le chat parlent peu, s’agitent un peu, font sentir, comme de loin, leur manière de statut d’instance. Ils sont l’élément 2x de l’équation à quatre inconnues. Et ils tirent doucement ce cercle vers ses bords…
Et l’autre force centrifuge, la plus sourde, la plus implacable, c’est le temps. Toutes ces braves bêtes/gens sont un petit peu vermoulues. Elles s’usent, elles se fatiguent, elles voient déjà venir le soir d’une si courte vie de chat. Elles se lassent imperceptiblement les unes des autres, sans trop oser se le dire. Et comme justement on n’est finalement pas du tout dans le huis clos moraliste et autopunitif de Sartre, la porte peut n’importe quand s’ouvrir et, alors, tout peut filer ou se faire chasser… tout peut s’effilocher comme un fluide ou un texte. Tout peut finir. Tout devra finir.
Lui, les chats et Elle oseront-ils, oseront-elles aller jusqu’au bout de leur ronronnante radicalité? C’est quasiment certain. Par contre, il n’est pas certain du tout que cela osera se dire. C’est que Claire Y. Libet, chatte-auteure jusqu’au bout des griffes applique la procédure communicative la plus séculaire des susdits chats: celle de nous laisser à deviner par nous-même ce qu’il nous faudra faire, ce que nous accepterons de vouloir, ce que nous devrons conclure.
Ce court roman se savoure furtivement, comme un bol de lait, mousseux et frais. Et qu’est-ce que ce petit bestiaire est fin et félin… tellement félin qu’il en devient fatalement incroyablement humain.
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Claire Y. Libet, Lui, les chats et Elle, Montréal, ÉLP éditeur, 2014, formats ePub ou Mobi.
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