La gloire de Rayo (Mémoire du Temps)

Taureau-de-corrida-abattu

À l’aube, Pablo Arena entra dans le pré ; les bestiaux somnolaient encore. Tous sauf son taureau qui accourut triomphant :
— Je suis sélectionné ! clama Rayo à son entraîneur.
Le vieil éleveur savait la raison de cet éveil matinal : la fierté juvénile. Plusieurs fois jadis, il avait éprouvé un même sentiment de fatalité et d’impuissance face au destin glaçant.
— C’est vrai ? répondit le vacher avec un sourire feint. Félicitations ! Le spectacle se déroulera demain ?
— Oui. Tantôt, on viendra me chercher. Tu m’accompagneras ?
— Bien sûr, Rayo.
Naguère, il avait escorté chacun de ses champions, avait vécu leur fin. Avec l’âge, il ne supportait plus la curée qui suivait le spectacle, s’éclipsait et laissait la foule acclamer le vainqueur. Il sortait de l’arène, ses larmes coulaient, chagrin incontrôlable noyant un pan de son existence. Il rentrait à la ferme, déposait bien en vue sa lettre de démission adressée au patron et s’en allait à pied, ne se retournant pas sur son passé, ne saluant pas une ultime fois les bêtes dont il s’était occupé les mois précédents : il était dévasté, écœuré par son espèce cruelle, et marchait le long des routes, sans but, la tête vide, jusqu’à n’en plus pouvoir. Après un court repos, il se remettait en chemin, s’arrêtait au premier village, prenait une chambre d’hôtel et, tout seul, diluait sa peine dans l’alcool.
Le temps efface nos douleurs et amnistie nos erreurs ; renaissait l’espoir d’un jour, une fois, sauver une âme, fût-elle animale. Sa réputation de découvreur de prodiges le précédant partout, il se résignait à accepter une même tâche.
— Quel bonheur si tu assistes à mon sacre ! se réjouit Rayo.
— Je t’ai élevé bébé, après la mort de ta mère ; je t’ai vu grandir et devenir le fier toro bravo que tu es maintenant et qui aurait avivé l’orgueil des parents que tu n’as pas connus.
— Je ne te remercierai jamais assez.
— Mais pas pour que tu te transformes en champion. Non. Que tu connaisses de nombreuses femelles, aies des enfants et sois heureux, un jour, de diriger le troupeau.
— À l’avenir, oui ; d’abord être digne de mon père, je veux le venger !
— Le torero qui l’a combattu n’a plus toréé.
Une corrida d’anthologie. Le taureau intraitable avait déstabilisé le matador. Celui-ci, un genou à terre, avait vu la bête revenir à la charge… sans ralentir, elle le renversa de son mufle, cueillit entre ses cornes la muleta abandonnée au sol et se dirigea vers le toril. Blessée, elle aurait été achevée sans pitié par le torero humilié peu après, abattage à l’abri des regards et connu du seul milieu taurin et de quelques aficionados. Officiellement, cet animal qui avait épargné l’homme coulerait des jours heureux dans une pampa argentine.
— Peu importe mon adversaire.
— El Oso, il est très fort !
Une vraie force de la nature : géant de deux mètres à la carrure et à la musculature impressionnantes. Une seconde raison avait justifié son surnom d’ours : il était tout de noir velu des yeux jusqu’au dos des mains.
— Je gagnerai, contre lui ou un autre.
— N’y va pas, insista le vacher. Tu te souviens de ce mur que tu n’avais pas voulu franchir à cause du dénivelé derrière l’obstacle ?
— Oui, je risquais de me meurtrir.
— On tente encore une fois ? Si tu te blesses, tu seras remplacé. Si tu réussis, on trouvera une nouvelle esquive qui justifiera ton renoncement.
— Non, je suivrai mon destin et me battrai… au moins pour découvrir el paraiso.
— Quoi donc ?
— Derrière la muleta grise se cache l’entrée du paradis des taureaux. Des pâturages où l’herbe est éternellement verte, abondante, à l’odeur à nulle autre pareille, sans clôture, parcourus d’affriolantes génisses et aguichantes vachettes.
— C’est une illusion, des hommes espèrent aussi un ailleurs après le trépas, aucun n’en est revenu.
— Il suffit de croire pour le voir, les incrédules n’y entrent pas. Ceux qui savent et perçoivent l’acier de l’épée, si.
— L’épée, c’est l’estocade fatale !
À quoi bon ressasser en permanence les mêmes conseils ? Lui comme les autres toros bravos ne peuvent sans doute pas comprendre que le tissu ou le métal n’agissent pas, qu’il faut un bras, une tête, un corps et que c’est ça qu’ils doivent cibler…
Oh ! Il l’avait entraîné. Il avait même réussi à le faire sauter aussi haut que n’importe quel équidé. Hélas, il touchait toujours la muleta ou l’épée, pas ce bras, ni l’épaule pas plus que le cou.
— Tu ne m’as jamais blessé, continua Rayo.
— Moi non, El Oso n’hésitera pas, lui, il voudra te tuer.
— Alors je viserai aussi le bras… et le cou.
L’entraîneur savait que ça ne pourrait suffire, surtout contre un tel matador. Connu pour ses esquives exceptionnelles et son étude de l’adversaire, il s’était spécialisé dans l’avant-dernière passe. Si l’animal était encore fringant, il rusait, s’approchait d’une barrière. Lors de sa charge, le taureau, leurré par l’étoffe rouge, ne s’arrêtait pas et s’assommait à moitié contre le panneau de bois, parfois même chutait et se relevait chancelant ; l’estocade était bien facilitée. Le bruit était couvert par les vivats du public, et les cornes, limées le plus souvent, ne pénétraient pas le matériau.
Pablo Arena, ayant tiré un trait sur l’espoir d’en sauver un, avait au moins prévu une parade à la rouerie du torero, car il ne doutait pas que Rayo fût victime de cette fourberie. Depuis qu’il avait découvert petit à petit les ruses de plusieurs matadors pour affaiblir les bêtes, il ne supportait plus leur triomphe. Il analysait le déroulement de chaque corrida où un de ses taureaux avait péri et détectait souvent la tricherie humaine. El Oso paierait pour tous ces scélérats et pour la mort inéluctable de son Rayo qu’il chérissait et admirait tant.

* * *

L’éleveur accompagna son champion jusqu’à l’entrée de l’arène. Il s’attendait à une très forte résistance de l’animal et ne fut pas déçu. Lors des premiers assauts du taureau, plusieurs picadors furent désarçonnés de leur monture sans que les chevaux en souffrent ; un péon fut encorné lors d’une charge et évacué sur une civière dans un état préoccupant. Rayo tenait bon ; les banderilles ne semblaient pas atténuer sa fougue malgré le flot de sang dégoulinant sur la robe noire et le sable. À présent, il ne restait sur la piste que l’homme et la bête ; elle défiait son ennemi en frappant ses sabots au sol, répandant tout autour une poussière nauséabonde, effluve de la mort à venir. Les passes de muleta reprirent sans fatiguer plus le taureau. Certains regards d’El Oso, captés par le vacher, trahissaient son angoisse : lequel des deux était vraiment le tueur ? Pablo Arena put constater que son protégé, affaibli, était pourtant déterminé à continuer le duel, décidé d’aller jusqu’au bout de son ambition, sans doute ivre du bruit incessant de la foule, des vivats et des « olé ! ». La fin approchait, le matador prépara sa pénultième passe en reculant vers la barrière de sortie. Rayo chargea ; une fois franchi l’écran sournois, il heurta le bois avec une violence effroyable. Avant que l’écho du choc ne s’estompe, il se dégagea de la palissade disloquée et s’éloigna de son tourmenteur.
Celui-ci ne s’étonna pas que les cornes se fussent brisées en partie, amortissant le choc. Il ne remarqua pas le profil de celle de droite, car il ignorait que la bête pouvait être armée, préparée au combat par son entraîneur. Avant l’aurore, le vacher avait travaillé ces cornes à dessein : il les avait coupées au tiers, avait limé la fracture puis recollé le bout en fragilisant la pointe. Durant les semaines précédentes, il s’était exercé sur d’autres bovins pour que le bricolage reste indécelable à l’examen visuel.
Avant l’ultime charge, Pablo Arena se leva et quitta l’amphithéâtre sans se hâter. En s’éloignant, il entendrait les hourrahs, la clameur qui suivrait et s’éteindrait dans un silence effaré, balayé par les rayons rougeoyants du soleil déclinant.
Le taureau s’élança puissamment comme s’il n’était pas déjà blessé. La muleta s’envola, il sauta. L’épée surgit et se planta en pleine chair animale tandis que la corne devenue couteau déchirait la gorge humaine. L’autre corne embrocha le bras. Rayo emporté par son élan parcourut une quinzaine de mètres en poussant le corps sanglant du matador, puis s’écroula, aveuglé d’une lumière blanche tachée d’hème.
Dans la vague de sang, il connut ses parents.

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