ÉMOTIONS — 1. L’ambivalence (par Sinclair Dumontais)

L’automne dernier, j’ai pris la route de Munich un peu comme on entre dans le sentier balisé d’une forêt, sans savoir si j’irais jusqu’au bout ou si je ferais demi-tour après quelques kilomètres. Un ami m’avait convaincu que l’Oktoberfest était quelque chose qu’il fallait vivre au moins une fois dans sa vie, pour la simple raison que c’est l’une des plus grandes fêtes au monde. Avec le carnaval de Rio, bien sûr.

Quelques jours avant de prendre la route, j’étais ambivalent. D’un côté il y avait l’argument de cet ami, qui n’avait assurément pas tort, mais de l’autre il y avait cette certitude que l’Oktoberfest était devenu un événement essentiellement commercial, perpétué pour permettre aux brasseurs de s’offrir une immense visibilité aux frais mêmes de leurs clients. Je ferais six heures de route et je débourserais un prix indécent pour remplir et remplir encore la chope que j’irais pisser toutes les demi-heures dans les rigoles déjà creusées par l’urine des autres. Cet autre côté ne m’enchantait pas du tout. Je ferais toute cette route pour assister au triste spectacle de la dérive individuelle autojustifiée par la dérive collective, et pis encore, pour en être. Car pour vivre l’Oktoberfest au moins une fois dans ma vie, il faudrait bien que j’y adhère. On ne peut connaître la sensation du saut à l’élastique si on ne saute pas.

Le jour où je devais prendre la route, pour ne pas rater la fête, je ne savais pas encore si je voulais en être. J’ai sauté dans ma voiture en me disant que je déciderais en chemin. Tout au long de ce trajet, et ce, jusqu’aux portes de Munich, je me suis demandé si j’irais ou si je ferais demi-tour.

J’adore l’ambivalence. C’est une émotion aussi intense que peut l’être le saut à l’élastique : vous êtes devant un dilemme et vous seul pouvez trancher. Plus les forces qui s’opposent sont vives, plus elles vous torturent, moins vous y arrivez. Elles prennent un plaisir fou à vous faire osciller d’un pôle à un autre, à grands coups d’arguments tantôt rationnels et tantôt irrationnels. Vous êtes l’arbitre et les forces sont à ce point égales qu’aucune décision ne saurait détruire la légitimité de l’autre. C’est fascinant.

L’Oktoberfest était un incontournable, mais rouler six heures pour me soûler la gueule était un non-sens. Entre les deux, rouler en me demandant minute après minute si je devrais continuer ou faire demi-tour me permettait de vivre cette ambivalence pendant six heures bien comptées. Une ambivalence d’une incroyable intensité puisque chaque kilomètre franchi était soit un précieux gain, soit une perte de temps qui serait même doublée par l’obligation de faire le trajet inverse. Je roulais à cent trente kilomètres-heure sur l’autoroute de l’ambivalence. Je connaissais l’ivresse sans avoir bu une seule bière.

Je regrettais de ne pas être parti une semaine plus tôt en empruntant un trajet plus long et plus improbable. Seul dans ma voiture durant tout ce temps, j’aurais permis à cette ambivalence de durer plus longtemps encore.

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