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La date, c’est aujourd’hui. Le lieu, c’est devant la porte du 32 rue de Milan. L’heure, c’est 17h30. De là, il est tout simplement impossible que la personne puisse se tromper. D’autant plus que je lui ai rappelé ce rendez-vous par téléphone il y a à peine trois heures.
À 17h30, la personne n’est pas là. Rien d’anormal. À 17h40, toujours rien. À 17h50, elle n’y est toujours pas. Ni à 18h, ni à 18h10.
Beaucoup s’impatientent. S’énervent. Ragent. Maudissent. En appellent au savoir-vivre. Au respect. Dommage, car c’est ici que l’attente prend la forme la plus étrange et la plus passionnante. À 18h10.
J’adore ces moments précis où toute ma concentration se porte sur un axiome d’une logique implacable : plus l’heure avance, plus l’arrivée de la personne est imminente et improbable à la fois. Imminente, car il y a déjà quarante minutes qu’elle devrait être là. Elle arrivera donc assurément dans les prochaines secondes. Improbable, car ce retard est trop important pour être un retard. C’est qu’elle ne viendra pas.
Je regarde à gauche, à droite, puis devant. Je regarde aussi loin que je peux voir, certain de la repérer dans la seconde qui suit, peut-être même en train de courir, mal à l’aise d’avoir un si grand retard. Certain aussi que cette attente est totalement inutile, la personne se trouvant non pas à quelques pas, mais évidemment à des kilomètres du lieu de rendez-vous. Je suis ridicule de la chercher des yeux.
Cette arrivée est donc imminente et improbable à la fois. Et c’est là toute la magie de ces moments : les deux hypothèses sont opposées, incompatibles, inconciliables, tout en étant toutes les deux plausibles. Mon attente peut être utile ou inutile et je ne saurai que si j’attends encore.
La pensée qui me vient toujours dans ces moments particuliers, et qui ajoute un délicieux mystère à cette interrogation tiraillante, c’est qu’il suffit que je parte pour que la personne arrive et que je reste pour qu’elle n’arrive pas. Partir devient donc une décision périlleuse et à risque. Celle d’avoir manqué un rendez-vous pour avoir parié sur la mauvaise hypothèse.
Plus j’attends, plus l’imminence et l’improbabilité gagnent en force, s’affirment, se ridiculisent mutuellement. Jusqu’à ce que la situation devienne intenable et qu’il se produise quelque chose : soit la personne arrive et j’ai eu raison de l’attendre, soit elle n’arrive pas et j’ai raison de partir.
18h30. Je pars en me demandant si elle n’arrivera pas dès le moment où j’aurai tourné le coin de la rue, dès que le lieu de rendez-vous ne me sera plus visible. L’attente est terminée parce que je l’ai décidée, mais pendant de longues minutes, déjà loin du lieu de rendez-vous, je suis encore « en mode attente » car j’imagine la personne arrivant et déplorant que je n’aie pas attendu davantage.
L’enfer de l’attente procure des moments proprement jubilatoires. Je ne les recherche pas, mais parfois je m’en ennuie et… je les attends.