
MIRAGE (copyright © Nelly Roy)
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L’art moderne est réifiant. Sa propension historique de tendance est donc de s’orienter vers le parti pris des choses. On a amplement développé sur les rapports de l’art moderne à l’industrie, à l’objet préfabriqué, au ready-made, au design, au monde des objets. La peintre Nelly Roy choisit de s’exprimer selon le modus operandi de l’art moderne. On a même parlé, pour qualifier son œuvre, de peinture surréaliste. Comme toujours dans un tel univers, c’est peut-être là parler pour ne rien dire ou pour dire la bonne chose. Le travail de Nelly Roy est, en effet, figuratif mais pas que. Elle a soigneusement choisi son style et ses thèmes. Et, de fait, nos choix nous choisissent toujours un peu aussi. C’est fatal. Les contraintes de l’art moderne comme idiome et comme tradition (eh oui, il faut déjà proférer ce gros mot concernant l’art moderne) vont s’exercer sur le travail de Nelly Roy. Mais elle va aussi arc-bouter une jolie résistance qui va démarquer son art de façon particulièrement intéressante.
Comme maint peintres modernes, Nelly Roy a des scotomes. Il s’agit de ces objets de fixation qui virevoltent un peu et viennent hanter le travail par leur récurrence visuelle et plastique. On connaît les exemples: les yeux rapprochés de Picasso, ou le petit personnage en gabardine chez Magritte, ou les grands hommes longilignes qui marchent de Giacometti, ou les immenses petits chiens sculptés dans des ballons oblongs de Koons. L’art semi-figuratif, moderne et contemporain, tant du fait d’avoir fait éclater les contraintes d’une représentation excessivement cadrée que de par une certaine dimension soit automatiste soit préfabriquée de la production, facilite la mise en place des scotomes. Cela se passe un peu comme dans la vie onirique. Même quand on traite ouvertement et explicitement un thème spécifique, l’esprit rêveur se laisse aller et ne se gène pas pour fixer sur ses fixations, si vous me passez l’insistant petit pléonasme. Chez Nelly Roy, on peut suggérer que les scotomes sont principalement les suivants: les doigts de mains et les doigts de pieds, les barques, les petits escaliers irréguliers, les oiseaux de profil, les fruits éparpillés des coupes de nature morte. Il faut bien faire attention de discerner ce qui distingue les scotomes des tableaux des thèmes (eux aussi récurrents) ouvertement traités par la peintre (sur lesquels je vais revenir dans un instant), nommément: les figures zoomorphes et (par-dessus tout) anthropomorphes.
Ce qui facilite la pêche aux scotomes dans ce corpus spécifique, c’est le fait que les tableaux de Nelly Roy sont très souvent des fresques-agoras, c’est-à-dire de grands ensembles humanisants, chargés de fourmillants détails. On peut donc aisément y chercher ce qu’on y cherche et y trouver ce qu’on y trouve. Contrairement aux fresques-agoras humoristiques bien connu de l’univers Où est Charlie?, la contrainte figurativiste d’une unité de temps ou de lieu ne joue pas ici. On se retrouve donc avec un vrac beaucoup plus libre, semi-figuratif, associatif, serein ou tourmenté, et configuré sur un mode plus onirique que platement réaliste. Une telle configuration est hautement favorable à l’apparition, habituellement périphérique, des scotomes. Ceux-ci se manifestent de toute façon même dans les toiles les plus dépouillées. Observer la toile MIRAGE placée supra (entête du billet). Elle déploie le problème que je vous expose ici, de façon sobre et limpide. Devant les figures humaines apparaissent le scotome de leurs mains doitues, distordues et intenses. Derrière ce thème net du collectif humain (sur lequel je reviendrai) se profilent les barques et les oiseaux faisant à la fois scotome et configuration périphérique. J’insiste sur ces derniers (scotome et configuration périphérique, intimement corrélés) parce qu’ils représentent ce que Nelly Roy concède à la dimension réifiante de l’art moderne. Et, du fait de cette concession, ils seront présents mais se tiendront habituellement dans les marges ou en fond de scène. Quand j’ai eu l’occasion de discuter la question de ses scotomes avec Nelly Roy, elle a d’abord mis de l’avant la nette dimension symbolique de ces récurrences. La main et les superpositions de mains (gantées ou non — souvent une petite main dans une grande, en tout cas. Certaines mains ont parfois six doigts) symboliseraient l’entraide. Les petits escaliers, eux, vaudraient pour l’accession à une situation améliorée. La barque serait là pour symboliser le voyage, notamment le voyage migratoire. Très généreuse et soucieuse de partager la nature profonde de son travail, Nelly Roy en vient vite à expliquer qu’elle est originaire de la Gaspésie, pays des barques se posant sur les plages et des oiseaux se posant sur les barques… À propos du scotome des doigts de pieds, elle est encore plus explicite: dans mon enfance, une chaussure, c’était comme une prison. Nous vivions pieds nus (notamment sur nos plages). On mettait des chaussures en septembre, quand c’était le temps de retourner à l’école. Le scotome retrouve donc sa manifestation naturelle, notamment en peinture automatiste. Il est bel et bien la récurrence semi-consciente d’une sensualité secrète. Mais, perfectionnée, la symbolisation habillant le scotome est ouvertement revendiquée par l’artiste, ce qui ne sera certainement pas à négliger.
On a donc affaire, en fait, à un surréalisme bien tempéré. Les pulsions automatistes, le facteur réification, et la transgression du figuratif y sont mais il ne s’agit pas ici de se laisser porter ou emporter n’importe où. C’est que Nelly Roy a des choses à dire. S’il fallait résumer son propos de peintre moderniste en une seule phrase synthèse, celle-ci serait: ET SI ON RETOURNAIT À L’HUMAIN… Le corpus, formulé dans un idiome pictural réifiant, va s’arc-bouter et inverser la tendance. La réification étant le fait de transformer l’humain en chose, sa converse dialectique sera la fétichisation (au sens strictement marxiste du terme): transformer les choses en réalités humaines, humaniser les choses, les historiciser. Concentrons, pour exemple, notre attention sur la toile BABYLONE:

BABYLONE (copyright © Nelly Roy)
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On part (sans trop le savoir) de la nature morte cézannienne, disons, trois poires bien chosifiées dans une coupe. Puis la réification éclate. La coupe disparaît et les trois poires virevoltent dans les racoins du tableau, une au sol, côté jardin, une dans le décors lui-même, une troisième épinglée dans la tourelle, côté cours. Oh, et puisque nous sommes à régler nos comptes avec les scotomes du tableau, observer, au premier plan, la main ouverte tronçonnée du reste et, plus bas, les trois pieds nus (deux dans le sable et un troisième plus petit à l’intérieur d’un grand), ainsi que les petits escaliers irréguliers menant vers quelque choses d’autre. Le fond choral périphérique bien auditionné, passons au thème central du tableau. Il s’agit d’un espace convivial fétichisé (humanisé). Ma maison est devenu un grand totem humain. Le monde de mon humanité domine donc pleinement le monde de mes objets (sable extérieur, poires de nature morte, mobilier, escaliers, arches, configurations architecturales antiques). L’espace ici n’est pas seulement un espace humain (construit, architecturé, historique même). C’est aussi un espace humanisé et dominé par la figure gigantale et tutélaire du fétiche. Notons, en guise de souvenir réifiant rappelant les lois de l’idiome pictural mobilisé, les yeux intégralement noirs, comme chez le fameux Portrait de Madame Gagnon de Paul-Émile Borduas. S’il y a Babylone dans tout ceci, ses flonflons lointains, blanchâtres, émulsionnés, se font vaguement sentir au fond du torse de ce grand totem féminin. Le collectif antique babylonien (du titre) est réifié, pour ne pas dire mythifié, occulté. Il est marginal. Si quelque chose rappelle la pose hiératique (archéologique, mythique) de Babylone ici, c’est bien cette femme-chaise et son espace. Elle, elle est centrale. Conséquence inéluctable: le dispositif architectural est fétichisé. La figure humaine n’est plus dominée par son monde domestique ou archéologique (comme dans la peinture moderniste de l’ère industrielle) mais elle domine derechef celui-ci, dans une dynamique à la fois archaïsante, post-industrielle et, admettons-le, passablement triomphante. Retournement. On retourne à l’humain et on en vibre.
L’étude des figures humaines est de fait un aspect clef du travail de Nelly Roy. L’acte global de réification de la peinture moderne se subordonne à l’acte spécifique, fétichisant lui, de la démarche originale en cours. Bon, qu’est-ce que cela signifie concrètement? Revoyons le petit collectif humain du tableau MIRAGE (en entête du billet). Il y a là sept visages humains manifestant une intensité émotive peu commune des expressions faciales. Or, deux de ces figures sont soumises à un processus réifiant (d’ailleurs lui aussi récurrent dans l’œuvre). À deux reprises, on se trouve avec deux têtes siamoises qui semblent partiellement émerger l’une de l’autre comme, disons, les deux portions d’un brocoli ou d’un bourgeon. Le procédé est fatalement réifiant (chosifiant), en ce sens qu’il gère ces têtes humaines selon un traitement qui ne parviendrait à être factuellement figuratif que s’il s’agissait d’objets (de statues, par exemple). Et pourtant, malgré ce procédé, devenu plus ou moins convenu depuis Picasso, c’est la force humanisée, à la fois intime et ouverte, de ce collectif qui ressort, qui rejaillit. Un procédé pictural jadis fortement réifiant est mobilisé ici pour s’arc-bouter, inverser un vaste mouvement culturel, et retourner vers une humanisation semi-figurative (qui, cependant, préserve précieusement la sagesse moderniste de ne par retomber dans un réalisme plat). On notera que les effets de couleurs contribuent massivement au jeu, ici. Il y a de la chair et de la mer mais absolument aucun danger de se croire dans du photographique. La dimension anti-réaliste et semi-figurative est pleinement assumée. Le matériau bringuebalant et intransigeant du traitement moderniste est intégralement mis au service de l’aphorisme ET SI ON RETOURNAIT À L’HUMAIN… Le résultat est saisissant. On dirait que ces émouvantes figures, esquissées mais puissantes, vont se mettre à nous parler. Et c’est bel et bien parce qu’elles ont des choses à nous dire. N’épiloguons pas.
Concluons plutôt notre réflexion sur LE MARIAGE, une très belle fresque-agora évoquant la vie sociale d’immigrants du Congo-Kinshasa.

LE MARIAGE (copyright © Nelly Roy)
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Tout est dit, ici. On retrouve les mains, au moins un pied nu et les petits escaliers, en guise de scotomes… mais aussi, au premier plan, les barques, désormais subtilement réinvesties et habillées en pirogues africaines et assumant ainsi plus explicitement leur chaloupeuse mission symbolique. Les figures humaines, hiératiques et solennelles en leur gestus social indubitable (un mariage), dominent calmement et solidement le tableau mais cela se fait comme par transparence ou par transcendance, au sein de la trame sémillante des petits objets de la fresque. Le propos nouveau ici, ce sont les figures animalières. Quand une figure animalière apparaît chez Nelly Roy, si elle n’est pas un des scotomes oiseaux conventionnels, elle est habituellement fortement anthropomorphisée, du fait d’être ouvertement fétichisée. Regardez les animaux dans ce tableau, un zèbre, un éléphant, d’autres figures de bestiaire moins directement figuratives et plus complexes. Elles ne sont pas si bestiales, ces bêtes. Elles ressemblent toutes plus ou moins à des jouets, des dessins encadrés, des toutous façonnés, ou des totems soigneusement fabriqués de main d’homme. Observez maintenant deux des trois figures humaines au bas du tableau. Côté cours, les deux figures humaine ont le visage assombri, comme peint ou ombragé. Elles ressemblent un peu à des poupées. Ici, tout partout, les animaux et les humains semblent ouvragés par l’Humain. Et leur passage par la phase réifiée (jouet, toutou, dessin, poupée) sert à rien d’autre qu’à les ramener tous et toutes vers l’humanité, comme dimension déterminante. Et ainsi, la fresque-agora sera de la densité, du bigarré et du complexe que l’on voudra, l’ensemble sobre et stable des déterminations travaillant l’œuvre de Nelly Roy la traversera, comme un inévitable flot de couleurs. Le torrent des petits objets est comme fracassé. L’humain en émerge. Le parti pris des choses est remplacé par le parti pris des hommes et des femmes. Que dire de plus?
ET SI ON RETOURNAIT À L’HUMAIN… L’art pictural moderne, réifié, industriel, matériel, redevient, chez Nelly Roy, fétichisant, post-industriel, social. La pulsion intime de peindre rencontre le devoir civique de dépeindre. Et ce faisant, cet art pictural moderne, déjà crucialement démarqué face à sa propre tradition, parle derechef de ce qui humanise.