Les vacances de mademoiselle Marion (par Jeannine Taillefer)

J’avais neuf ou dix ans. C’était en 1942 ou 1943.

Au premier jour de l’année scolaire, l’institutrice attitrée nous accueille une à une et assigne sa place à chacune d’entre nous. Nous l’appelions mademoiselle Marion. Elle était différente des autres institutrices. Elle portait des vêtements colorés et des bas de soie couleur claire, avec des souliers à talons hauts. Ses lèvres étaient d’un beau rouge vermeil et ses cheveux flottaient un peu, libres et frisés. Quel contraste avec les autres institutrices de cette école laïque austère, toutes de noir vêtues et sans fard, les cheveux bien serrés dans un chignon, et jamais un sourire.

En ce premier jour de classe, dès que les petites filles sont installées à leur place, mademoiselle Marion s’assoit sur un tabouret court, en bas de l’estrade, au même niveau que nous. Et, ramenant ses larges jupes entre ses jambes, elle se met à balayer la salle de classe du regard, avec un grand sourire.

Racontez-moi comment se sont passé vos grandes vacances.

Nous parlons alors, les unes après les autres, en bon ordre. Chacune y allait de sa petite histoire. Les plus chanceuses étaient allé au chalet de famille à la campagne. D’autres avaient visité leurs grands-parents dans une autre ville et certaines avaient participé à des camps de vacance publics. Pour ma part, je n’avais rien à dire.

Alors mademoiselle Marion se leva et nous raconta ses vacances à elle. Ce moment magnifique fut le déclencheur de grands rêves, pour chacune d’entre nous. Quant à moi, dit-elle, j’ai réalisé le grand rêve de ma vie. Je suis allé en Europe, en paquebot. Elle s’approcha de l’énorme mappemonde fixée au mur. Puis elle traça le lent parcours du paquebot sur l’Atlantique, à l’aide d’une longue baguette. Ensuite, elle pointa les villes et les régions visitées. J’étais subjuguée, durablement séduite.

Il faut dire qu’à l’époque, j’avais une très mauvaise vue et que mademoiselle Marion l’avait remarqué dès mon arrivée. Elle m’avait donc assigné un pupitre au tout premier rang. C’est pour cela que cette démonstration à proximité avait eu un tel impact sur moi. Elle se rassit et se mit à raconter mille détails de son voyage, les monuments, les grandes avenues, les forêts urbaines de Paris, les allées fleuries, le grand fleuve et les parcs de Londres. Elle précisa que la traversée de l’Atlantique avait duré huit jours. Il fallait compter deux semaines juste pour l’aller et le retour.

Mais, dit-elle, quand vous serez grandes, il y aura des avions supersoniques si rapides que vous irez à Paris pour le week-end. Eh oui, départ vendredi, balade en bateau-mouche sur la Seine, visite de monuments et de musées, de bons petits repas dans les cafés-terrasses bordés de grands arbres, puis de retour pour le travail du lundi matin.

Cela m’a durablement projetée dans un rêve sans fin. La géographie devint ma matière préférée. Les voyages imaginaires devirent le passe-temps de tous mes moments de loisir. Cette année scolaire-là fut ma meilleure. Elle me mena même à l’obtention d’une bourse d’étude qui me permit de faire les classes supérieures, réservées aux filles douées de l’époque. Cette intelligente institutrice changea ma vie, à jamais.

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