Farfelue, Biscornue et autres phénomènes de foire: une fable grotesque (par M. Baly) — ÉPISODE 1

reunion-cirque.

ÉPISODE 1 : CIRQUE BURLESQUE

“Oyez! Oyez! Gentes dames! Nobles damoiseaux!”

Non, ça, c’est ce qu’on disait au Moyen-Âge, pas au 19e…  C’est ainsi que commence l’histoire de Tristan et Iseult d’ailleurs. Quelque chose comme ”Gentes dames, Nobles damoiseaux, vous plairait-il d’entendre une belle histoire d’amour et de mort?”

Mais revenons à nos moutons.

Que disait-on, au 19e?

“Approchez! Approchez! Mesdames et Messieurs!”

Bon, c’est moins fleuri, mais plus dans le ton de l’époque… En même temps, ce n’est pas très original. Il paraît que les grandes œuvres se reconnaissent à leur première phrase.

Enfin, bref! Mon intention n’est pas d’écrire une grande œuvre, mais une fable grotesque. Alors ça fera bien l’affaire!

Approchez, disais-je donc, de la cage de notre seul et unique mâle: Gargantuesque. Voyez comme il est énorme et poilu! Les restes de nourriture qui se prennent dans sa barbe hirsute ne vous donnent-ils pas la nausée? Il parvient à ingurgiter baleines et porcs-épics, flamants et sangliers devant vos yeux incrédules pour votre plus grand plaisir… ou dégoût!

Venez, venez, n’ayez pas peur: voici son amoureuse, la naine rousse. Comme elle était l’épouse de l’ogre, nous l’avons surnommée Saugrenue. Elle possède l’habileté de pouvoir respirer sous l’eau, ce qui est pratique, car elle pleure des torrents dans sa cage de verre.

Laissez-moi maintenant vous présenter leurs trois enfants: Grotesque-la-hurleuse, Biscornue-la-femme-à-la-barbe-rousse et Farfelue-la… Farfelue la quoi? Farfelue l’inepte? Farfelue l’avaleuse de couleuvres? Vous le saurez à la fin de cette histoire!

Installez-vous confortablement, le spectacle va commencer.

En 1862, Saugrenue donna naissance à Grotesque-la-hurleuse. C’était un véritable prodige! Dès sa naissance, son premier cri s’avéra suffisant à faire voler en éclats les fenêtres de la caravane du cirque où elle venait de débarquer. Grostesque était une boule de rage, prête à éclater à propos de tout et de rien. Préférablement de rien, parce que c’est ça qui la maintenait au pouvoir. Se mettre à crier sans crier “gare!” si vous me permettez ce jeu de mots. Dès qu’on commençait à se détendre un peu, à être bien, à apprécier la douceur de la brise et le chant des petits oiseaux, Grotesque se mettait soudain à tonitruer pour une peccadille: un verre d’eau renversé. Et même pas un verre d’eau renversé au moment même. Un verre d’eau renversé la veille dont elle venait de se rendre compte qu’il restait une goutte sur le plancher sur laquelle Ô Malheur! Elle aurait pu glisser!

Suivit de près (1865) Biscornue-la-femme-à-barbe-rousse. Là encore, son talent fut vite trouvé, recouverte qu’elle était, de la tête aux pieds, d’un pelage que sa mère Saugrenue préférait qualifier de “blond vénitien”. Biscornue était une perfectionniste. Comme elle ne jouissait pas, comme son aînée, du pouvoir de terrifier son entourage au moindre prétexte (préférablement, des prétextes inventés), elle développa une autre tactique: insister fortement pour que tout soit fait à la perfection. Aucun faux-pas ne serait toléré. Aucun moment de paresse non plus. Ni maladresse. La phrase qui l’insupportait le plus était “je ne l’ai pas fait exprès”, à laquelle elle répondait invariablement “non, mais tu n’as pas fait attention non plus.” Écrasée sous le poids de l’autorité criarde de son aînée contre laquelle elle ne pouvait rien, elle n’était toutefois pas résolue à se soumettre. C’est pourquoi elle développa une autre tactique: la manipulation. Elle se retirait toujours d’une conversation où elle n’avait pas le plus fort en accusant l’autre de “vouloir avoir raison”, et elle avait la mémoire très sélective. Elle ne se souvenait d’aucune situation où elle aurait pu avoir des torts.

Puis, en 1874, c’est à dire douze ans et neuf ans respectivement après les deux autres, vint au monde une espèce de petit avorton. On l’appela d’abord “Myrmidone”, persuadé qu’on était, vu sa taille rachitique, qu’elle resterait nabote. Mais il s’avéra qu’elle grandit un tantinet plus longtemps que sa mère Saugrenue. Dès huit ans, elle la dépassait d’une demi-tête. Ce qui n’était pas un exploit, car Saugrenue était naine.

N’étant pas la plus petite, Farfelue ne pourrait donc pas revendiquer ce titre…

On mit donc dans un chapeau trois mille petits papiers repliés avec des prénoms: “Gobeline”, “Bizarroïde”, “Loufoque”… Saugrenue en pigea un au hasard. C’était, vous l’aurez deviné, “Farfelue”.

Farfelue n’avait, donc, comme on l’a dit, aucun talent précis.

Farfelue, dans sa quête pour se démarquer, ne parvenait qu’à être hystérique. Et ça fatiguait! Ça insupportait. Toujours, elle cherchait à être le centre de l’attention. Elle cherchait à être drôle, elle ne parvenait qu’à être navrante. Grimaçant et gesticulant, c’était une histrionne au sens pur du terme: une mauvaise comédienne! Même le théâtre burlesque n’en voulait pas!

La seule que ses pitreries amusaient en fait, c’était Saugrenue, sa mère, qui trouvait le moyen d’en rire! Entre la mortification de devoir nettoyer son Gargantuesque de mari qui était trop énorme pour veiller lui-même à son hygiène et les constantes agressions auditives que lui faisait subir Grotesque-la-hurleuse, la discrétion de Biscornue lui procurait un certain apaisement et les niaiseries de Farfelue, un divertissement relatif.

Une hiérarchie s’était vite établie entre les trois filles. Comme on l’a dit, Grotesque-la-hurleuse bénéficiait d’un avantage considérable qui la plaça tout en haut: qui avait envie de se faire percer les tympans? Ajoutons à cela qu’elle marchait d’un pas à ébranler la Terre. Poséidon lui-même l’en aurait enviée [1]. Devant l’aînée, donc, les deux cadettes pliaient.

Sans être la plus belle, Biscornue-la-femme-à-barbe, était la plus coquette. De sa barbe, elle prenait grand soin, entretenant son chatoiement à l’aide d’huiles parfumées. Grâce aux corsets qu’elle serrait à souhait et à une diète frugale, elle obtenait cette taille en sablier tant admirée -oui, diète frugale, car de voir son père s’empiffrer lui avait fait passer le goût de la ripaille- Et les robes vert suédois [2] qu’elle arborait mettaient en valeur le “blond vénitien” de son pelage…

Elle dissimulait sous une soumission apparente le fait qu’elle était en réalité la plus futée de la famille. Elle aurait pu faire penser au personnage de Iago dans la pièce de Shakespeare, Othello [3]. Toujours en retrait, elle attendait patiemment son moment pour agir. Elle épiait les conversations, analysait les caractères, et s’arrangeait pour faire mouche chaque fois qu’elle prononçait une parole.  Elle excellait aux échecs. À un tel point qu’elle avait transposé la pensée stratégique aux relations sociales. Sachant exactement qui allait réagir comment, elle s’amusait à créer des situations dans lesquelles chaque personnage se comportait exactement comme elle le souhaitait. Et elle observait le spectacle, satisfaite.

Et Farfelue constituait une cible de choix, car hystérique comme elle l’était, elle réagissait à l’excès à la moindre provocation. Qui plus est, elle était d’une naïveté ahurissante. Et comme elle paraissait aux yeux de tous comme inutile, sans talent particulier et sans finesse, Biscornue se dit qu’il faudrait bien qu’elle serve à quelque chose…

C’est alors qu’elle décida d’en faire son cobaye personnel.

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NOTES :

  1. Poséidon, dieu grec des océans, était reconnu, entre autres, pour causer de terribles tremblements de terre.

2. Le vert suédois, ou “vert de Scheele”, est un pigment obtenu grâce à un mélange composé, entre autres, d’arsenic. On cessa de l’utiliser pour les papiers peints, la peinture et les vêtements en raison de sa forte toxicité, mais on le convertit alors en insecticide, dans les années 1930.

3. Iago est l’un des personnages les plus fourbes et retors de toute la littérature classique.

2 réponses à “Farfelue, Biscornue et autres phénomènes de foire: une fable grotesque (par M. Baly) — ÉPISODE 1

  1. Excellent ! Merci pour cette prose burlesque, dont le déplore l’extinction ; aussi, depuis de longues années, je sers ce courant à la fantasque énergie multidimensionnelle ! D’un cœur solaire et solidaire, Stéphane

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