Farfelue, Biscornue et autres phénomènes de foire: une fable grotesque (par M. Baly) — ÉPISODE 2

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ÉPISODE 2 : LE COBAYE

Biscornue n’était donc pas la plus jolie de la famille. Farfelue l’était!

Enfin, jolie… pour un phénomène de foire, ce qui relativise bien des choses  Son corps maigrelet pouvait plaire à un certain public de cette époque qui admirait les belles malades, mais il rebuterait les autres, qui préféraient les petites bourgeoises replètes… Il faut dire que ce n’était encore qu’une petite fille, mais sa morphologie laissait prévoir qu’elle n’évoluerait pas autrement.

Quant au visage, si on pouvait dire qu’elle était belle de face, elle apparaissait, en revanche, déformée de profil.

De face: pommettes saillantes, yeux de biches, lèvres ourlées… De profil: nez pointu et menton en galoche. Peut-être pourrait-on trouver une façon d’exploiter cette particularité pour attirer les badauds… On présenterait ça comme une sorte d’illusion d’optique, ça serait le clou du spectacle! Elle aimait être le centre d’attention, Farfelue. Alors elle allait le devenir!

Edison venait d’inventer l’éclairage électrique, trois ans plus tôt. Il suffirait de poser un fichu sur la lampe pour produire un bel effet: on la placerait, de face, sous un certain éclairage… rouge, tiens!

Lorsqu’elle inclinait la tête, l’ovale de son petit visage délicat lui donnait un air tout à fait adorable!

Puis, on la ferait tourner de profil!  Sous un éclairage vert! Un beau tissu vert de Scheele que Biscornue affectionnait tant!

Quel contraste!

C’est donc sous prétexte de lui faire de belles boucles romantiques que Biscornue convainquit Farfelue de la laisser la coiffer…

Il est vrai qu’en ces temps-là, la douleur était intrinsèquement liée à l’esthétisme.

Oui mais… Biscornue sautait sur ce prétexte pour se livrer à une petite séance de torture en bonne et due forme sur son petit cobaye personnel.

La mode était au chignon: on divisait les cheveux en quatre parties: la première, au milieu du crâne, en queue de cheval, servait à faire le chignon haut.

Le reste des cheveux entourait la tête: on les crêpait, et on les enroulait ensuite afin de former un volume assez conséquent.

L’abondante chevelure châtaine de Farfelue se prêtait à merveille à ce genre d’opération et contrairement à d’autres, elle n’avait nul besoin de recourir à un postiche. Car son opulente crinière châtaine s’ajoutait à ses autres atouts.

Le tout était également maintenu par des épingles.

Avec quel enthousiasme Biscornue tirait-elle les cheveux et piquait-elle le cuir chevelu! Elle y allait allègrement. Avec vigueur!

Et lorsque Farfelue émettait une réserve ou poussait un cri de douleur, Biscornue lui répondait par la formule consacrée, qu’il “fallait souffrir pour être belle.” (Oui, oui, Biscornue démontrait un grand intérêt pour les formules toutes faites, qu’elle répétait à outrance). Était-elle sadique? Dur à dire… Ce n’était pas tant la souffrance de Farfelue que cherchait sa sœur, mais son propre pouvoir, à elle. Ce qui l’enivrait, c’était de constater comment elle parvenait, grâce à ses tactiques de manipulation, à faire endurer n’importe quoi à sa cadette. Et ses expériences n’étaient pas, non plus, dépourvues d’un certain intérêt scientifique… Comment réagissait un être humain à la douleur? Jusqu’où pouvait-on en repousser le seuil?

“Il faut souffrir pour être belle!” répétait Biscornue. Mais c’était un principe qu’elle s’imposait elle aussi. Elle-même s’infligeait divers maux, en comprimant sa taille dans des corsets…

Alors Farfelue, avide de plaire et souhaitant être, elle aussi, reconnue, apprit à tolérer la douleur.

Elle observait que passé un certain degré, si elle se résignait, la douleur se transformait en une sorte d’engourdissement. Elle n’en était plus, alors, incommodée. Biscornue pouvait bien s’échiner à tirer, piquer ou brûler, Farfelue était indifférente. Pire, elle était heureuse, même, parce qu’elle pensait au résultat: Belle! Elle serait belle! Et cette pensée l’enivrait, même si ivre, elle l’était déjà à force de supporter la douleur, qui la plongeait dans un état second. Elle devenait alors presque euphorique à l’idée qu’on viendrait l’admirer. Elle serait, elle, Farfelue-l’inepte, Farfelue-la-sans-talent, la plus admirée de la famille, parce qu’elle serait belle!

Dans sa petite tête d’enfant de huit ans, elle avait fini par croire qu’un rapport de forces diamétralement opposées régissait les lois de causalité conditionnelles à la beauté. Plus on souffrait, plus on devenait séduisante. Elle endurait tout, donc, sans le moindre gémissement, persuadée qu’elle était que si un avantage (la beauté) s’obtenait à un prix si élevé (la souffrance), c’est qu’il devait forcément être très précieux.

Et puis, il y avait la force du nombre:  à force de voir toutes les femmes autour d’elle supporter divers inconforts et malaises pour être admirées, elle en vint tout naturellement à la conclusion que ce devait être indispensable au bonheur.

Bonheur de quoi?

Bonheur d’être aimé par un homme?

Mais les hommes, eux, devaient-ils souffrir pour être beaux? Bien sûr que non! Une femme qui aurait aimé un homme pour autre chose que sa personnalité aurait été bien superficielle… n’est-ce pas?

Biscornue, de son côté, était fascinée par le résultat de ses expériences : on pouvait donc, grâce à des paroles judicieusement pesées, convaincre une personne de se laisser, volontairement, supplicier !

Et elle s’amusait à pousser toujours un peu plus… aller un peu plus loin que le seuil de douleur de Farfelue. Une fois, elle la brûla au fer. Farfelue hurla, ce qui suscita l’hilarité de Biscornue.

-”Pardonne-moi” parvint-elle à articuler entre deux éclats de rire.

-”Ce n’est rien. Continue, s’il-te-plait, j’ai hâte de voir le résultat.”

2 réponses à “Farfelue, Biscornue et autres phénomènes de foire: une fable grotesque (par M. Baly) — ÉPISODE 2

  1. Merci du Cœur pour les truculentes aventures de ces sœurs burlesques nous tirant par les cheveux et le collet grâce au talent de son auteur ! D’un cœur solidaire, Stéphane

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