
quelques rimes imparfaites que les mains carillonnent
(fragment du texte VIII — disposition modifiée)
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YSENGRIMUS — Nous présentons le recueil de poésie l’imparfait nous attend, de Thierry Noiret. On y découvre une poésie à la fois légère et dense, puissante et éthérée, forte et fine, et cela est moins un paradoxe que la confirmation du fait que qui dit poéticité dit à la fois évocation allusive et évanescente, autant qu’armatures solides, flexibles, labiles, intégrantes. Comme l’auteur s’en explique lui-même, dans un court avant-propos de quelques pages qui fonctionne un peu comme une sorte d’auto-recension de son ouvrage, l’imparfait, sur lequel j’ai personnellement un petit peu travaillé dans ma jeunesse, n’est pas un bête et prosaïque temps du passé. Cette vieille idée est la manifestation de reflexes grammairiens excessivement limitatifs. Plus précisément on a affaire ici à un aspect inaccompli, c’est-à-dire, en fait, à une saisie dynamique des réalités narrées, telles qu’exposées dans le cours de leur fluide accomplissement. La caméra est moins ponctuellement passéiste que longuement instantanéiste. Elle recule bien souvent dans le temps certes, mais c’est pour capturer ou recapturer un déroulement, un panorama, un état en cours de dévidement, le flux d’une existence, l’amplification macroscopique d’un processus saisi dans le vif. L’IMPERFECTUM c’est le non-complété, n’ayant, du reste, strictement rien à voir avec quelque (im)perfection métaphysique (quoique… voyez notre exergue), mais plutôt avec l’accomplissement non encore bouclé d’un cheminement ou du déploiement d’un lot de conditions d’existence. Il dure d’avoir été, persiste d’avoir anticipé, hypothétise parfois (si tu savais à quel point…) et ne se reniera pas. Au sein de la motricité poétique de Thierry Noiret, il en est tant et autant… disons… de sa maison…
ma maison de sable
aux quatre vents
où j’écoute la nuit
glisser tranquillement
ma maison de verre
d’eau de source
mon horizon diaphane
au désert qui s’accroche
ma maison mon coquillage
mon logis de fête
aux aspérités dévolues
mon logis de contrebande
aux marchandises légères
mon logis de pourpre
et de satin
mon annuelle révérence
aux petits matins
mon palais aux murs
de myrte et de sureau
mon palais où je mâche
voluptueusement
ma jeunesse
mon château de fleurs
comestibles
mon passé mes enfantillages
mon jardin de velours
et ses rebelles allées
de poussières
mon jardin de sources
et de haies
mon jardin de rus
de fontaines
mon jardin que je n’ai
jamais bêché
pour demain pouvoir plier bagages
mon fleuve de brumes claires
mon fleuve de rosée
mon fleuve berger
mon fleuve d’impatience
et ses myriades de moutons
mon chemin de halage
mon océan de terrains vagues
mon univers de brumes
mon envie d’horizon aux fraises
ma raison de taupes sauvages
ma fumée ma tabatière
l’escarcelle que je hume
mes mensonges mon libertinage
l’escalier de mes
émois
l’échelle des fraudes
les décombres de mon
ennui
les routes de mon
innocence
du jardin au grillage
mais mon âme obstinée
qui n’a jamais
rien connu
que son toit de tuiles
éteintes
mon âme oubliée
dans les plis d’un
mouchoir délaissé
où je berce tant
d’enfants déçus
ma maison aux parois
de songes
où je m’effraie de
mon avenir et
sa chute vertigineuse
ma maison de fous que seul
je hante
ma maison de lierre
et ses portes
condamnées
ma chambre tapissée
de honte
et de souvenirs non
advenus
ma raison mon ermitage
pourtant jamais
ma tanière blanche
de papier lâche
mes rimes comme des ronces
mon radotage
jamais mon île ma prison
ma cage
je ne te renierai
plutôt vous la laisser
en héritage
(texte XXVIII — disposition modifiée)
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On notera, pour la bonne bouche, que des verbes «à l’imparfait» n’apparaissent tout simplement pas, dans le poème que je viens juste de citer. L’IMPERFECTUM, comme grande catégorie sémantico-énonciative, est amplement autonome du tiroir grammairien étiqueté docilement, en toute myopie descriptive, imparfait par nos petits magisters à l’ancienne. Ici, la maison du poète déploie un étant qui se formule principalement au présent de narration, et dans la perspective de l’état décrit plutôt que de l’action narrée. Mais on saisit la dense évocation d’un lieu, au sein de la motricité intime qu’il dévida et qui se déroula onctueusement, aux temps si fluides des enfances. La caméra traverse tout doucement ce moment, en le saisissant dans le cours de son accomplissement d’existence, sans vraiment le clore. C’est lui, et nul autre, l’imparfait qui nous attend, au sein de la motricité de nos mémoires. Il (re)parait en se livrant à notre lecture, et redécouverte, et méditation. Les quarante textes de Thierry Noiret s’articulent ainsi fréquemment autour de thématisations fusionnelles des temps et des êtres. On travaille, intensément et sinueusement, au plan des cycles anciens, des pulsions rotatives, des rencontres pendulaires, et des grands moments se succédant. Les faits se suivent et se télescopent. La temporalité est à la fois successive et simultanée. Le tout se déploie de telle façon qu’à un certain moment, malgré le fait qu’on sache… disons… qu’il y a quatre saisons, voici que les quatre saisons en question tournent, tournent, tourneboulent. Et ça valse, tant et tant que lesdites saisons se rejoignent et que, finalement, c’est moins une affaire de sections sécables du saisonnier que de giration des globalités qui se joue, tout au fond de nous.
comme la chute de neige
d’un hiver qui achève
les arbrisseaux moqueurs
sous les jupes de la mer
le printemps
avec sa pantoufle
de vert
à minuit réclame
un enfant imminent
l’été toujours plus
aveuglant
a écrasé
sa dernière sèche
ne jetez pas vos mégots
dans la poubelle
de vos déboires
de grâce et de peine
l’automne s’en repentira
l’automne triomphant
des lauriers grimpants
pleure tout en conduisant
les larmes blanchissent
comme les frondaisons malades
on dit c’est l’hiver
pour ne pas oublier d’illuminer
les sapins sauvages
quand revient l’hier
sommes-nous consternés
furieux de ne pas
l’avoir étranglé
hier n’est pas un jour
comme les autres
hier c’est l’éternité
(texte IV — disposition modifiée)
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La dynamique globale de l’exercice procède d’un sens dialectique aussi heureux que solidement dominé. Les thématiques traitées savent finement fluctuer, sans trop s’éparpiller. On touche l’humain historique européen, se souvenant… de Berlin à Kiev… des conflits passés et présents, en en souffrant, en s’en affligeant. On touche l’humain planétaire aussi. Celui qui, encore une fois, se trouve enserré dans une cyclicité tourneboulante avec la sphère terrestre, elle-même si cabossée. Et ladite planète de rager. Et les poètes de s’esquiver. Et planète et poètes de s’éluder l’un l’autre. Et voici qu’on se demande finalement… vont-ils se rencontrer ou se fuir, s’aimer ou se haïr, se rechercher ou renoncer à se découvrir? Tout, de toute façon, les voue aux tourments. Tourments lents et acides de notre vaste historicité collective. Puissance tranquille de l’écriture et réflexion de sagesse, à l’avenant
l’océan ronfle
gonfle tant
qu’il s’étend maintenant bien
au-delà des parois de la piscine
au-delà des coulisses
de ma gouttière
qui décidément fuit
aux enceintes de la ville
et de ses faubourgs
la tempête enfle elle s’entend
d’aussi loin
que ne peut l’être
aujourd’hui
d’hier
le front de mer dégouline
les vagues avalent
les atermoiements des rivières
avalent et salent nos rigoles
de pluie
elles se targuent d’être maîtresses
du nouveau monde
planète mer
où sommes-nous sur ta
géographie confuse
les poète furent les premiers
lâches parmi les lâches
à fuir le désastre
d’autres surnagèrent
dans leurs larmes asséchées
qu’avons nous oublié
pour qu’ainsi se venge
la marée enragée
son anniversaire de mariage
ou de lui préparer un gîte
accueillant
qu’avons nous oublié
pour que la tempête se jette
ainsi sur notre humanité
effarée
le doge s’essaie bien à
la consoler
lui jetant bouquets
sur bouquets
rien n’y fait
les vagues avalent tout sec
ce qui n’est pas mouillé
les poète furent les premiers
lâches parmi les lâches
à fuir les plages
à se survivre dans leurs pages
les autres suffoquèrent
dans les larmes éternelles
planète mer
qui sommes-nous dans ta
géographie confuse
qui sommes-nous si amers
et médusés
dans la vase
désormais délaissés
(texte XXIII — disposition modifiée)
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Et notre horizon de s’amplifier, de la tempête de pluie locale, dans mon quartier, mes faubourgs, ma ville, jusqu’au grand tourment tonitruant des mondes terreux et aqueux. On ne se sortira pas de tout cela indemne. La tapisserie textuelle que déploie subtilement Thierry Noiret s’insinue en nous, presque cruellement. Elle nous travaille comme une lancinance et, de concert, cette puissance est accompagnée d’une légèreté et du sens très original d’une versification libre qui voudra persister, tout en sachant aussi, au bon moment, ondoyer et ne pas s’imposer… des vers brossée, évasifs, imparfaits, au sens fin et fort. Pas de lourdeur académique et, encore une fois, comme la première fois (dans le recueil sans majuscule, ÉLP éditeur, 2024) pas de ponctuation, pas de majuscules, pas d’orthographe excessive. Simplement un flux textuel qui, dans sa charge de réminiscence et dans sa façon quasi proustienne de jouer avec les moments et les temporalités, nous dit que, de toute façon, ce qui fut est, que demain laissera toujours perdurer hier, strictement… si hier a su comprendre que demain viendra de toute façon.
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Thierry Noiret, l’imparfait nous attend, Montréal, ÉLP éditeur, 2025, formats ePub, Mobi, papier.
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Merci Paul Laurendeau pour cette analyse en profondeur. L’imparfait est bien ce lieu (car il ne saurait être temporel dans la mesure où il affirme son éternité), ce lieu donc où l’humain décrit ses rêves, ses enfants, ses réalisations à venir…