Serge Fiori: D’Harmonium en nouvelles incarnations

fioriDOMINIQUE GARAND — En lisant cette biographie du légendaire leader d’Harmonium, groupe culte comme il s’en est peu vu au Québec, j’ai songé au destin posthume d’artistes de la scène rock, morts alors qu’ils étaient au sommet de leur plus intense créativité, et passés, pour cette raison, au rang de mythes. Tous ces Jim Morrison, Jimi Hendrix, Janis Joplin et Kurt Cobain ont quitté la scène avant qu’on ait pu assister à leur déclin, si bien qu’on demeure libre de fantasmer à souhait sur ce qu’aurait pu devenir leur œuvre. Imaginons ce qu’il serait advenu de Serge Fiori, dans la mémoire collective québécoise, si l’auteur-compositeur était décédé après l’immense succès de L’Heptade, ou encore s’il avait sombré dans la folie comme un Syd Barrett.

Car fou, Fiori aurait pu le devenir, comme nous l’apprend le livre de Louise Thériault. Un jour, alors qu’il étudie au cégep, Fiori accepte un joint de marijuana que lui propose une connaissance, ignorant que le type y a glissé du L.S.D. La réaction est foudroyante, presque mortelle. Fiori se retrouve dans le coma et ne reprend conscience que pour subir des épisodes psychotiques assortis d’hallucinations angoissantes. Il ne s’en remettra jamais tout à fait. La terreur semble relativement apprivoisée au début de la carrière d’Harmonium, mais elle reviendra en force à la faveur du surmenage occasionné par la tournée de L’Heptade. Fiori est désormais incapable de monter sur une scène et il poursuit son activité de musicien loin des feux de la rampe, sans messe où communier à l’énergie des foules.

C’est justement cet «après» qui m’intéresse. Parce que Fiori a continué, parce qu’il n’est pas resté fixé dans son personnage pourtant charismatique (bien des fans en auraient fait un gourou). Après, il y a eu bien sûr l’album avec Richard Séguin, le thème de Juste pour rire, puis l’album solo de 1986. Mais de spectacle point. Fiori a continué de composer, a vécu nombre d’amours difficiles mais chaque fois signifiantes, s’est soigné à l’aide de la méditation pour se livrer ensuite à des excès d’alcool et de médicaments douteux. De tout cela, le livre de Thériault parle abondamment, heureusement sans verser dans le potinage, mais juste assez pour faire comprendre que la «sagesse» exaltée dans L’Heptade n’était pas le bout du chemin, que l’«après» réservait de cruels moments de vérité à l’artiste des sept niveaux de conscience.

On prend la mesure de l’originalité du bonhomme, du système de valeurs auquel il est resté fidèle malgré ses déboires, de sa magnifique résilience, mais surtout de son amour total pour la musique. Le livre insiste à maintes reprises (c’est là l’un de ses aspects les plus intéressants) sur la méthode créative de Fiori, sur sa manière d’atteindre la «zone» et de s’y maintenir. Le sous-titre de l’ouvrage trace la voie: s’enlever du chemin, cela signifie laisser toute la place à cette voix primordiale, tapie sous la conscience égocentrique, et qui seule peut conduire l’artiste sur des sentiers inexplorés. Il n’est pas nécessaire de tirer cette expérience du côté de la mystique, on parle ici d’une disponibilité psychique fondée sur l’intersubjectivité et qui ne se manifeste que si l’individu s’immerge dans son art au point de s’oublier lui-même. Dans une belle page sur sa collaboration avec Nanette Workman, il est écrit par exemple que Fiori recherchait la sonorité de la chanteuse, qu’il était entièrement imprégné d’elle et que le thème des chansons et le sens des paroles passaient en deuxième, derrière l’exigence de compositions au diapason du «corps sonore» de la chanteuse.

L’ouvrage de Thériault n’est pas sans défaut. On y trouve des redites, dont la plus agaçante est pour moi celle qui concerne le moindre talent à la guitare de Michel Normandeau (le grand complice des années d’Harmonium), insistance quelque peu malveillante et qui s’avère inutile s’il s’agit de mettre en évidence le talent exceptionnel de Fiori. L’ordre chronologique des événements n’est pas toujours très clair, ce qui occasionne parfois une impression d’incohérence. Par ailleurs, des éléments d’information sont négligés, qui laissent le lecteur sur sa faim. Par exemple, le livre évoque le rôle joué par la grand-mère maternelle de Fiori, mais sans préciser ce qu’il est advenu du grand-père, alors que les détails ne manquent pas sur l’ascendance paternelle. Ailleurs, on aimerait savoir ce que sont devenues les «onze belles tounes» (p. 259) composées avec Louis Saïa pour une comédie musicale. Jetées aux poubelles? Il aurait aussi fallu nommer les auteurs des paroles du thème de Juste pour rire plutôt que laisser croire que Fiori en a été l’auteur. Enfin, un lecteur attentif relèvera des erreurs factuelles, comme celle entourant la rencontre de Fiori avec Peter Gabriel. Que cette rencontre ait eu lieu, on ne le remettra pas en question, mais ce ne fut certainement pas à un moment où Genesis et Harmonium présentaient simultanément The Lamb Lies Down On Broadway (1974) et L’Heptade (1977), comme il est écrit à la page 199. Le dernier spectacle de Gabriel avec Genesis a eu lieu le 27 mai 1975 à Besançon…

Même si l’ouvrage aurait pu être mieux révisé, il n’en demeure pas moins un témoignage authentique sur l’homme et l’artiste. On dit que ce fut pour Fiori l’occasion de visiter ses démons et d’entreprendre une démarche thérapeutique qui peut-être lui permettra de remonter sur les planches et de retrouver le contact direct avec son public. En tout cas, un album est annoncé pour l’automne 2013. À bien y penser, le repli de Fiori durant toutes ces années l’aura peut-être sauvé d’un désastre encore plus pernicieux, celui de se répéter ad nauseam et de devenir une parodie de lui-même. En s’enlevant du chemin, il aura échappé aux shows télévisés, aux Saint-Jean nostalgiques, à Star Académie, aux duos mielleux des dernières années et à l’obligation d’entretenir une image. C’est, en quelque sorte, un artiste aguerri, mais neuf, qui s’apprête à refaire surface.

.

Louise Thériault, Serge Fiori. S’enlever du chemin. Montréal, Éditions du CRAM, 2013.

.

Publicité

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s