Le passage piétonnier

Au téléphone, ma femme m’a dit: « Viens me chercher après le boulot ». Cela m’a mis de méchante humeur. C’est que, pour fuir le centre-ville vers l’est, je préfère m’engouffrer sans tarder — et sans aucun détour — dans le tunnel Ville-Marie. Elle travaille tout près d’ici. Elle n’avait qu’à descendre la rue pour me rejoindre et me permettre de réaliser cet objectif, sans m’attarder dans les bouchons du centre-ville. Une affaire de quelques minutes, en somme. Mais bon, je ne rouspète jamais longtemps avec ma femme. J’ai obtempéré: « Ok, j’arrive ». N’empêche que j’étais énervé quand j’ai quitté le bureau pour regagner ma voiture.

Une fois au volant, j’ai démarré et monté la rue St-Hubert vers le nord. Arrivé à l’intersection de la rue Ste-Catherine, en raison de la densité de la circulation, je me suis trop avancé et, bien involontairement, ai dépassé la ligne du passage piétonnier. Le feu ayant passé au rouge, je ne pouvais plus aller plus loin et, comme le dernier des imbéciles, me suis retrouvé coincé entre les voitures de la voie latérale, qui ne pouvaient plus continuer, et les piétons qui avaient déjà commencé à s’engager sur la chaussée pour se rendre de l’autre côté de la rue. Après tout, voiture ou pas, le feu avait passé au vert ; ils étaient dans leur droit.

À ce moment-là, un de ces piétons est passé devant moi en me faisant un doigt d’honneur d’un air menaçant. Il m’a regardé avec des gros yeux comme si j’étais un criminel de guerre, puis il a frappé le devant de ma voiture avec son poing. Cela a fait un boom retentissant. Cela a aussi  légèrement abîmé la tôle de ma pauvre voiture.

La tôle, je m’en fous, étant par nature peu attaché aux biens de ce monde, mais l’agressivité du jeune homme m’a perturbé. Je me suis dit qu’ailleurs dans le monde il m’aurait tué… juste pour avoir dépassé involontairement la ligne du passage piétonnier. Dieu merci, des lois nous protègent contre ce genre d’individus.

Je n’ai pas eu peur, non. D’ailleurs j’aurais pu aussi réagir avec agressivité. Après tout, je me suis excusé,  mais cela n’a pas empêché l’insulte de jaillir vers moi. Oui, j’aurais pu me fâcher car je me suis excusé d’un air sincèrement désolé. En vain…car malgré mon air contrit, le jeune homme était prêt à me frapper,  à me donner des coups, à me punir en me faisant souffrir en mon corps vieillissant.

Que lui avais-je fait, moi, pour mériter tant de haine? Il n’avait qu’à me contourner. Une affaire d’un peu plus d’un mètre. Mais il a préféré la haine à l’amour,  l’insulte au respect,  la confrontation à la concorde, la guerre à la paix. Alors, au moment où il s’apprêtait à asséner un second coup de poing sur le devant, à l’endroit même où la tôle était froissée, il s’est passé quelque chose en moi: j’ai cessé de réfléchir et ai foncé dessus avec ma voiture.

Je ne voulais pas le blesser,  non. Juste lui faire peur, comme lui-même il m’a fait peur avec ses poings et ses yeux.  Mais pour une raison que je m’explique mal, la voiture a dévié de sa trajectoire, et le jeune homme mal intentionné s’est retrouvé dans une position fâcheuse.

En fait, en fonçant, je l’ai carrément écrasé contre le mur de l’Hôtel des Gouverneurs, sis sur la rue Saint-Hubert au coin de la Sainte-Catherine. Il m’a regardé d’un air penaud, ébahi d’incrédulité. Du coup, il n’était plus en situation de menacer qui que ce soit. Et il avait perdu sa superbe arrogance.

Grisé par ce passage du jeune homme hargneux à une attitude plus soumise, j’ai continué à foncer jusqu’à ce que j’entende ses os qui se broyaient littéralement contre le mur de béton. Cela a fait crac, un son pas si désagréable à l’oreille.

Au moment de l’impact final, alors que le corps s’avérait à peu près disloqué, salement coincé entre ma voiture et le mur de béton,  le jeune homme a rejeté un flot de sang de sa bouche, éclaboussant la tôle cabossée du devant, là même où il frappait de son poing quelques secondes plus tôt. Cela devenait assez salissant, cette histoire.

J’ai compris qu’il fallait que je sorte de là. Alors, je me suis mis à reculer et, ce faisant,  j’ai écrasé deux ou trois personnes qui ont cherché à stopper stupidement ma voiture, comme s’ils pouvaient faire opposition à un véhicule en marche muni d’un moteur de 2.0 litres. Je crois même qu’un de ces idiots a glissé sous mes rues car j’ai senti un obstacle en prenant la rue Saint-Hubert en direction nord. En effet, l’arrière gauche du véhicule,  côté passager,  s’est soulevé un instant. Cela a fait un genre de crunch, un drôle de bruit, en fait. Mais j’ai quitté les lieux, sans demander mon reste ; ma femme n’aime pas que je traîne en chemin quand elle me demande d’aller la chercher.

Au coin du boulevard de Maisonneuve, des voitures de police m’attendaient avec des hommes en uniforme dedans. Ne craignant plus le jeune homme qui ne ferait plus peur à personne, maintenant, je me suis arrêté.

Les policiers ont braqué leurs armes vers moi et ont crié : « Sortez du véhicule, les mains derrière la nuque ! » Il s’agissait d’un ordre que j’ai jugé sage de suivre. Alors je suis sorti de ma voiture à la tôle froissée et salie du sang du jeune impertinent. Debout, les mains en l’air, j’ai dit haut et fort aux policiers qui me regardaient, leurs armes toujours pointés vers moi :

« Messieurs les agents, s’il vous plaît, faites vite ! Ma femme m’attend, et elle n’aime pas que je m’attarde en route après le boulot. »

Daniel Ducharme
Septembre 2013

2 réponses à “Le passage piétonnier

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