Il faudrait pouvoir l’écrire, cette action de la musique sur nos corps, interroger la morsure qu’elle imprime aux nerfs, cette contraction du ventre qui nous chamboule, l’euphorie du plexus qui retrouve sa respiration… Et enfin, cette scansion imprimée à l’imaginaire où s’exalte la figure d’un corps enfin accordé au mouvement même de l’émotion.
Dans chaque musique, un rêve d’amour se déploie. Le transport qui gagne Antoine à l’écoute de Seven Stones, cette pièce ancienne et méconnue du groupe Genesis, dessine bien son attitude érotique et son comportement existentiel. J’invente à dessein le personnage d’Antoine afin de circuler dans la chanson en imaginant le corps qui lui est approprié et la jouissance qu’elle éveille. Un rêve d’amour quelque peu inassouvi, car Seven Stones n’est pas une chanson triomphante auprès des jeunes filles que côtoie le jeune garçon à son école. On n’exhibe pas cette chanson comme un étendard, on ne peut en faire l’insigne d’une appartenance à quelque groupe que ce soit. Elle n’est pas de ces chansons qui nous entraînent sur les pistes de danse, ou qu’on écoute en conversant. Encore moins est-elle destinée à servir de trame sonore aux ébats amoureux. Seven Stones est une pièce que l’on écoute seul et qui avoisine le naufrage des nuits de solitude.
J’ai souvent cherché à m’expliquer pourquoi ce morceau fabuleux (au sens propre du terme comme au figuré), n’avait pas réussi à s’inscrire dans la mémoire collective, au même titre que Yesterday ou Ruby Tuesday (pour ne prendre ici en exemple que des chansons mélancoliques). Bien sûr, elle n’est pas à proprement parler sentimentale et n’a pas non plus leur désarmante simplicité. Il faut noter pourtant que la pièce s’est attaché un certain nombre d’adulateurs. Toutes ces personnes, sans doute, auront quelque chose en commun avec Antoine. Elles savent fort bien que Seven Stones n’est pas le morceau le plus grandiose et le plus innovateur du corpus genesissien. Elles lui vouent quand même un culte fervent, d’autant mieux que la courte pièce n’a jamais subi la surexposition d’un éclairage trop intense. Vierge de tout commentaire critique ou anecdotique (même les membres de Genesis conservent à son sujet le silence le plus complet, proprement comme si elle n’avait jamais eu lieu), elle survit au cœur de ses admirateurs comme une part d’intimité non dévoilée. Puisse ma parole sur elle ne pas la vider de sa substance !
Antoine ne s’est pas beaucoup risqué à la faire écouter à ses copains du collège. Nous sommes presque à mi-chemin des années soixante-dix, à une époque où Genesis commande un certain respect, même de la part de ceux qui se tournent plus volontiers vers le rock acide des Pink Floyd et des Led Zeppelin. On reconnaît à Genesis une excentricité qui a le pouvoir d’éveiller l’attention. Mais cela vaut seulement pour les pièces majeures avec leurs morceaux de bravoure qui imposent l’admiration. Il n’en va pas de même avec Seven Stones, pièce discrète qu’aucune virtuosité ne vient surélever. Voilà pourquoi Antoine se garde de l’exhiber.
Mais que raconte donc cette chanson ? À quatorze ans, Antoine ne possède qu’une connaissance sommaire de l’anglais. L’imaginaire de la chanson, il le recompose à partir de certains mots qu’il comprend cependant et qui évoquent pour lui un univers de marins, de tempêtes en haute mer, de rires sardoniques et de vieillards roublards, mi-sages mi-escrocs. La mélodie atteint son intensité dans le refrain :
Despair that tires the world, brings the old man laughter,
The laughter of the world only grieves him, believe him,
paroles qui se concluent sur une sorte d’aphorisme : « The old man’s guide is chance ». Antoine associe ces mots à son propre désespoir, aux rires hostiles d’un monde qui le rejette. Il songe aux vers de Nelligan dans la Romance du vin :
Femmes, je bois à vous qui riez du chemin
Où l’idéal m’appelle en m’ouvrant ses bras roses;
Je bois à vous surtout, hommes au front morose,
Qui dédaignez ma vie et repoussez ma main.
Au milieu de ces destins livrés au hasard, cette ténébreuse Providence, le texte de la chanson semble pourtant évoquer l’apparition d’un ami : « Within the seventh house a friend was found ». Depuis la solitude qui est la sienne, Antoine nourrit ce rêve d’une grande amitié exclusive. Il a lu les Romantiques chez qui cette figure de l’Ami occupe une place importante, de même que cette autre figure présente dans la chanson, celle du vieil homme. À douze ans, Antoine, qui voulait participer à un concours de nouvelles, avait écrit l’histoire d’un vieil homme retiré loin du monde et se remémorant le grand amour de sa vie détruit par l’intervention homicide d’un homme jaloux. Sa cousine Brigitte, qu’il aimait secrètement, avait trouvé ce texte trop morbide et peu de leur âge; elle ne comprenait pas cet attrait d’Antoine pour les vieux, ou encore pour ce clochard dessiné sur la pochette d’un autre album que lui avait vanté son cousin. Elle l’invitait alors à danser sur des musiques enlevantes, mais il refusait, dépité.
Il est maintenant seul. La face deux de l’album Nursery Cryme posée sur la platine, Antoine y fait doucement glisser l’aiguille. Après un court grésillement, les premières notes s’amènent et c’est toujours la même interpellation, le début d’une descente vers une origine secrète que la chanson permettra de revivre sans jamais la percer au grand jour. Antoine ne saurait identifier avec toute la précision voulue ce qui le touche, je le ferai donc pour lui. Il y a d’abord ce son d’orgue Hammond B3, reconnaissable à sa rugosité, encore légère sur les six premières mesures où se succèdent de façon régulière des intervalles à la tierce qui forment un motif descendant. Aux mesures cinq et six, la basse rompt de ses rondes bien assises sur la tonique ce climat aérien pour amorcer ensuite, en fractionnant la durée de ses notes, une remontée qui introduit le conteur, dont elle ponctue chaque mot noté ici en majuscule : « i HEARD the OLD man TELL his TALE », proposition suivie d’un silence, puis d’une transition à la batterie (communément appelé un fill) qui laisse place au récit.
Je m’arrête un instant sur cette ligne introductive de la basse, qui suit une trajectoire tonale singulière propre à créer un effet dramatique, considérant les accords d’orgue qu’elle accompagne. Pour illustrer mon propos, je fournis ici les accords joués à l’orgue et, sous la barre, les notes de la basse : Do/do , Sol/ré, Do/mi, Ré/solb, Fa/fa, Do/mi, Mib7/mib. On observe donc que sur ces sept accords, seuls trois d’entre eux sont soutenus d’une basse à la tonique, la basse sur les quatre autres étant plutôt sur la tierce ou la quinte. Sur le plan harmonique, l’apparition du Fa et du Mib provoque une modulation qui nous fait passer d’une tonalité de Sol Majeur, implicite depuis le début, à une tonalité de Sol Mineur. Si l’on ajoute à ces données le fait que la ligne chantée par Peter Gabriel se tient aussi sur les tierces et les quintes pour aboutir sur la septième majeure de l’accord de mi bémol (donc, sur le ré, un demi-ton sous la tonique), on comprend dès lors l’état de tension ressenti par l’auditeur. De méditative qu’elle était d’entrée de jeu, cette introduction, au moment de l’entrée en scène du narrateur, le plonge dans un climat d’expectative agité, comme s’il s’apprêtait à entrer dans le tumulte d’un destin dramatique.
Après un accord qui s’étend sur deux mesures, la transition classique opérée par la batterie vers le début du premier couplet (en Sib) ne peut qu’avoir un effet apaisant, d’autant plus que la pulsation rythmique redevient régulière. Que l’on comprenne ou non les paroles, tout dans la musique suggère ici le mode narratif, en premier lieu la longueur de la phrase mélodique, qui déroule ses lacis sur les seize mesures du couplet (une rareté dans l’univers de la chanson pop). La ligne mélodique suit de près les inflexions propres à l’art des conteurs de récits épiques. Il s’agit d’une mélodie expressive et en progression, qui joue sur les durées de notes et des écarts importants, le plus marquant étant l’écart de sept tons entre la première et la deuxième note de cette ligne mélodique (d’un fa à un autre fa à l’octave). Ces deux notes sont celles à l’aide desquelles les personnages des trois couplets sont nommés : tin-ker (vagabond), sai-lors (marins), far-mer (paysan). Ainsi fait le conteur traditionnel lorsqu’il entreprend le récit d’un personnage, dont il résume ensuite brièvement la situation, comme dans : «Un riche laboureur, sentant sa fin prochaine» (La Fontaine) – essayez et vous verrez que, spontanément, vous accentuerez les syllabes « ri » et « reur » en adoptant à la fois une durée plus longue et une tonalité plus élevée. Le deuxième membre de phrase (« sentant sa fin prochaine »), suivra pour sa part une ligne descendante. Il en va exactement ainsi dans les trois couplets de la chanson, qui commencent respectivement par : « Tinker, alone within a storm », « Sailors, in peril on the sea » et « Farmer, who knows not when to sow ».
Le tracé global de ce couplet doit être décrit pour en comprendre les effets. Si la régularité du rythme, comme je l’écrivais plus haut, peut créer un effet apaisant, le rapport harmonique entre la mélodie chantée et l’accompagnement n’est pas serein pour autant. En effet, la mélodie s’amorce sur un fa, c’est-à-dire sur la quinte de l’accord de Sib qui la soutient. Dans son excellent essai sur l’art de la chanson, Stéphane Venne avance qu’une note de degré cinquième vous situe au plus loin de la tonique, ce qui crée un effet déstabilisant : « Loin au-dessus de la confortable note de base, vous vous sentez flotter en altitude, vous êtes porté par une espèce d’énergie qui vous soulève, oui, mais avec les risques que ça comporte, le risque de retomber. Bref, vous êtes dans une ambiance mêlée de force et de vulnérabilité » (Le frisson des chansons, Stanké, 2006, p. 345). C’est justement ce qui se passe avec ce couplet genesissien : il s’amorce sur une sensation d’éveil inquiet, comme notre vagabond soumis à la tempête ou nos marins affrontant une mer en furie. Le reste est à l’avenant : sur la séquence de dix-sept accords composant ce couplet, la mélodie, au moment où ces accords sont plaqués, ne se dépose qu’à trois reprises sur le premier degré (la tonique), quatre fois sur le troisième, sept fois sur le cinquième et deux fois sur le septième. Par ailleurs, la séquence harmonique présente différentes modulations, des aller-retours entre Sib majeur et Mib majeur, puis un pivot sur une note commune pour moduler en Lab.
Tout cela est bien technique, sans doute… Mais Antoine le ressent fortement. Il perçoit ces transitions subtiles d’un accord à un autre, cette pente glissante du destin que l’on n’arrive pas à contrôler. Et c’est bien de cela, n’est-ce pas, que parle la finale sentencieuse du couplet : « And the changes of no consequence will pick up the reins from nowhere ». Il ne saurait l’expliquer comme je viens de le faire, mais il n’en revient pas que le claviériste de Genesis et compositeur de cette pièce, Tony Banks, en soit arrivé à 20 ans à une telle maîtrise du langage musical; pour lui, cela parle de très loin, depuis un fond archaïque.
À la fin du deuxième couplet, le mot « nowhere » est répété par le chœur et la chanson s’engage dans son plus haut moment d’intensité, qui correspond au refrain : Despair that tires the world […] The old man’s guide is chance.
Pendant cette séquence, la voix du chanteur et l’orchestration se font dramatiques, les basses plus poignantes que jamais, redoublées par le tranchant de la guitare électrique. Et, en doutait-on, les mots de la plus douloureuse déréliction (« grieves him, believe him ») sont chantés sur la quinte des accords correspondants.
Le narrateur récapitule (« I heard the old man tell his tale ») et le pont instrumental qui suit, dialogue entre la flûte traversière et l’orgue piccolo, procure un temps de répit : variation légère sur le thème musical du couplet qui permet à l’auditeur, momentanément sauvé du naufrage, d’intérioriser ce qui vient de se passer.
C’est nimbé de cet esprit « philosophique » que s’amorce le troisième couplet qui aboutit lui aussi sur la répétition du mot « nowhere », à ceci près que dans l’intermède instrumental qui suit, la voix des choristes est plus présente. C’est d’ailleurs le chœur qui entreprend cette fois la récitation du refrain, comme un commentateur extérieur à l’action, ce qui lui confère une texture plus éthérée qu’à sa première occurrence. Mais ce sont là apparences trompeuses et les basses du B3, de plus en plus distorsionnées, rappellent la progression en sourdine du Destin, dont le flot impétueux finira par tout emporter. La finale qui suit, au mellotron, est le moment culminant du morceau, celui qu’Antoine attend avec le plus de ferveur. À chaque écoute, elle le transporte comme une vague puissante et destructrice. À la suite de King Crimson, Genesis explore ici le « sublime effroi » que suscitent ces nappes de mellotron avec leurs sons âpres qui semblent jaillir du cœur des ténèbres. Après les mots fatidiques (« The old man’s guide is chance »), la guitare de Steve Hackett passe au devant et provoque, par une série de notes impérieuses, une modulation introductive au solo de mellotron. La finale, en effet, reprend tel quel le schéma du refrain, mais en Sol bémol mineur plutôt qu’en Si bémol mineur, soit une sixte mineure plus haut, ce qui renforce sa puissance.
Les mots peinent à décrire l’effet d’une musique sur l’âme de celui qui en reçoit la charge. Et même si l’on arrive à expliquer la physique des sons et leurs effets sur le système nerveux, on n’atteint pas encore ce niveau où la musique se métabolise en pulsion imaginaire. Pourquoi donc Antoine se sent-il soulevé par cette envolée du mellotron, alors que Brigitte trouve ça plutôt énervant? Cette envolée, ponctuée par de dramatiques notes de pédale basse, n’exprime-t-elle pas au fond le désir de puissance qui habite Antoine? N’est-elle pas le cri d’un immense et souffrant orgueil, une réponse à toutes ces rebuffades subies ? Tony Banks dira de leurs créations de cette époque, plusieurs années plus tard, qu’elles étaient travaillées par la frustration sexuelle. La finale au mellotron est un exutoire à cette tension. Lorsqu’Antoine l’écoute, une noire exaltation s’empare de lui, il est Ulysse vainqueur des monstres marins, Victor Hugo bravant l’Empire sur son rocher de Guernesey, le héros d’une rêverie féconde où Brigitte se montre enfin subjuguée.
Mais cela dure peu. Le calme sur lequel se clôt le morceau, avec ces accords du Hammond qui évoquent un orgue de Barbarie, est empreint d’une indéniable mélancolie.
Le groupe Genesis a proposé Seven Stones comme un single à sa sortie, mais sans succès. Cette pièce n’a pas marqué un coup, ni sur le plan commercial, ni sur le plan de l’esthétique du rock. Elle demeurera à jamais une sorte de péché solitaire, une chanson liée aux tourments de la solitude que peut éprouver une âme vaguement religieuse ou en quête de sublime devant le désordre du monde. Le drame condensé qu’elle représente ne peut en aucun cas devenir l’hymne d’une collectivité; sa complexité même l’interdit, de même que l’obscurité des affects et de l’imaginaire qui y circulent. Antoine l’apprendra plus tard à la rude de la bouche d’un ami de cégep, Julien, marxiste convaincu : « C’est de la musique de bourgeois. Le peuple ne peut embarquer là-dedans. Le peuple n’a pas les moyens de s’abîmer dans ce genre de solipsisme d’exception. Le peuple aime les chansons directes, qui l’incitent à communiquer, à bouger, à agir. Ton truc, c’est bon pour les rêveurs. » Antoine n’a pas prévu ce genre d’argument venant défier ses goûts, mais comme Julien est un peu l’ami qu’il cherchait, il accepte de sonder cette question. Il ne saurait remettre en question l’émotion qu’il éprouve à l’écoute de cette pièce; cependant, il pousse plus loin la réflexion en interrogeant la manière dont l’autre peut faire son entrée dans le champ de cette émotion. Une telle démarche est douloureuse puisqu’elle conduit Antoine à mesurer l’écart entre ce qu’il prétend constituer son « être profond » et la réalité du monde environnant, en particulier « l’être de l’autre ». S’il conclut que cet écart est infranchissable et choisit de se retirer dans un fantasme de distinction, bien des malheurs l’attendent. Peut-être trouvera-t-il en cours de route des « compagnons d’exception », mais réussiront-ils à créer entre eux quelque chose de viable et de créatif, ou bien demeureront-ils perpétuellement des monades ténébreuses en quête d’une reconnaissance qui ne viendra jamais ?
Et pourtant, quelque chose d’admirable demeure dans cette pièce musicale, quel que soit son destin collectif : une unité, un ton, un ethos, une puissance, un mystère inentamé. Une fascination qui peut durer, en autant qu’on ait la structure psychique disposée à l’accueillir. Si les membres de Genesis ont fondé des espoirs sur cette pièce, c’est donc qu’ils lui trouvaient des qualités. Ils se sont fourvoyés sur les attentes réelles du public, mais non sur la valeur esthétique du morceau. Car Seven Stones demeure dans sa facture et sa structure une pièce frôlant la perfection. Elle signe admirablement un état particulier de la psychè humaine, et c’est ainsi qu’Antoine choisira finalement de la considérer, lui préservant toute sa valeur tout en la relativisant. Il prendra conscience subitement qu’elle n’est pas le tout de son être, qu’elle ne le définit pas entièrement. D’autres musiques l’instruiront, d’autres feux s’allumeront, même au sein de la prolifique production de Genesis.
Et qui sait si une pièce comme Seven Stones, avec ses délicats glissements d’un accord vers l’autre, en fines modulations, ses tensions harmoniques, ses contrastes entre montée dramatique et apaisement philosophique, son souffle épique concentré en cinq exquises minutes, qui sait si toute la finesse de ce langage jouera un rôle dans l’art d’aimer d’Antoine ? L’amour vrai d’une musique trouve toujours une voie dans l’Éros.
Lien vers Youtube pour écouter la pièce : http://www.youtube.com/watch?v=GZZCeUR6Ao4
Janvier 2011, révisé en septembre 2013