Le billet d’aujourd’hui portera sur des événements terribles qui se déroulèrent au Moyen-Âge, en Allemagne, dans une tour isolée au milieu du Rhin. Il n’est pas anodin que l’action se soit située dans un tel édifice : la tour, c’est d’abord, en effet, souvent le fruit et le support d’un orgueil, parce tout bêtement elle domine ; c’est aussi un refuge virginal, qui isole son habitant du monde vil et souillé (tour d’ivoire) ; c’est encore l’expression d’un élan, d’une vision prométhéenne, et aussi la matérialisation d’une force, d’une menace. Bien entendu, nombreux sont les édifices qui puisent dans plusieurs de ces fonds à la fois (Burj al Arab, tour Eiffel).
Souvent nous remarquons, dans les histoires où apparaissent les tours, que ces bâtiments se prolongent loin sous le sol : on y découvre un gouffre, qui fait liaison entre le ciel et le monde des morts et des secrets, entre ce qui est visible et ce qui est occulté – et aussi refoulé – ; ce sur quoi se fonde, en toute vérité, le bâtiment.
Puits de science, puits de silence. Mais aussi puits de magie. Au cœur de la tour s’ouvre la fosse, dont la margelle fait bouche, muette, ouvrant sur des secrets enfouis dans la nuit des profondeurs. D’une manière générale, c’est la vérité du propriétaire qui repose ici, et qui fait office de réacteur. C’est-à-dire que les apparences de la tour dépendent étroitement de l’évolution de ce qui y est enterré.
Voici donc, tirée du légendaire germanique, une histoire. La souche en est perdue, mais les rejetons sont nombreux ; certains ont eu l’honneur d’être célèbres, mis en lumière par les frères Grimm ; d’autres ne sont que de petites légendes locales un peu de guingois et mal dégrossies. L’histoire que j’ai choisie raconte ce qui se passa dans un endroit nommé la Tour des Souris.
Mäuseturm
Il y a, à Bingen, au bord du Rhin, une Mäuseturmstraße qui témoigne de l’existence d’une tour isolée au milieu de l’eau, dans laquelle un salopard trouva son châtiment. C’était à la fin du dixième siècle ; une succession d’étés chauds et orageux avait gravement endommagé toutes les récoltes. Un malheur ne venant jamais seul, celui-ci s’était accompagné d’une maladie à la propagation foudroyante, le Mal des ardents, lié à la présence de mycotoxines qui contaminaient le seigle, et qui franchissaient les hivers sans périr : inflammation du tube digestif, vomissements douloureux, anémie, problèmes circulatoires, convulsions, mort bien pénible et bien moche. Des provinces entières furent ravagées, les survivants livrés sans espoir à la famine. Et bien sûr, des armées de rats, habitués à faire bombance dans les champs, se mirent en quête de nourriture là on l’on pouvait espérer encore en trouver, c’est-à-dire dans les villes. Partout alors, dans l’ouest de l’Europe, et en particulier sur les bords du Rhin, régna la noire misère.
À Bingen, comme dans bien d’autres endroits, des multitudes d’affamés n’arrivaient plus à se procurer les quelques grains qui eussent pu les sauver encore une simple semaine, cependant que les greniers de l’évêché étaient remplis à craquer. Celui-ci était dirigé par Hatto, deuxième du nom, qui est entré dans la légende pour avoir réussi à régler, avec une cruauté pleine d’humour, le problème des miséreux qui gémissaient sous ses murs. Voici comment il s’y est pris.
Les pauvres étaient venus l’implorer ; ils se rassemblaient devant la demeure du prince et réclamaient, par charité, par pitié, et même pour l’amour du Christ, l’ouverture des entrepôts. Jour après jour ils revenaient, et beaucoup même campaient. Une solution toute simple eût été d’envoyer la troupe, mais les manifestations n’auraient-elles pas alors risqué de dégénérer en révolte ? Un feu qui, de proche en proche, eût pu gagner toute la région ? Aussi l’évêque décida-t-il d’employer, plutôt que la force, la ruse. Il fit crier que les pauvres allassent se présenter tel jour à tel endroit, où il leur serait distribué tout le grain qu’ils y trouveraient, très exactement.
Le jour dit, à l’heure dite, la foule, qui s’amassait devant les portes de la grange où on lui avait donné rendez-vous, eut l’autorisation d’y pénétrer. On s’y rua ; les soldats poussaient les derniers arrivants, ayant reçu l’ordre de ne laisser personne rester dehors. « Contrains-les d’entrer » comme dit l’autre. Quand tout le monde fut à l’intérieur, les portes furent fermées, et condamnées.
Dedans, il n’y avait rien, évidemment. Tout ce que les gens trouvèrent dans cette immense grange vide, ce fut leur mort : à l’extérieur, les hommes de l’évêque entassèrent du combustible, et mirent le feu, tout simplement. Il n’y eut pas de survivant.
« Ils auraient mangé tout le grain comme des rats ; il fallait bien qu’ils meurent comme eux ! » aurait dit l’homme d’église en s’en retournant déjeuner. La colonne de fumée qui montait dans le ciel l’avait mis d’humeur badine. Une autre version lui prête le mot suivant : « Écoutez donc, comme les souris piaillent ! »
« On nous brûle, on nous enfume, on nous traite comme des rats ? Rats nous serons dorénavant ! » conclut l’esprit du peuple qui préside au tissage des bonnes histoires. Dès le lendemain, les ennuis commencèrent.
On parle d’un tableau représentant Hatto, que celui-ci, le matin venu, découvre lacéré ; trois rats s’en échappent. Ce n’est qu’un début. Car bientôt suivent les entrepôts, gonflés de tout le précieux blé que le saint homme n’a pas voulu partager, nettoyés durant la nuit par les sales bêtes. On ne retrouve que des crottes, mais par milliers. Enfin, des légions de rongeurs envahissent la ville, en une houle grise qui monte à l’assaut du palais.
L’évêque Hatto, qui jusqu’alors se croyait simplement attaqué par de la vermine, pressent soudain qu’il y a ici comme un signe auquel il conviendrait de prêter attention. Une vengeance pourrait bien être en cours. En somme, il n’a plus la conscience tranquille.
Alors il file, il abandonne son palais aux bêtes. Il connaît un endroit isolé, où les rats, pense-t-il, ne pourront le rejoindre. C’est, au milieu du fleuve, après avoir franchi les eaux dangereuses du Bingerloch, à la pointe d’une île, une tour : la Muserie, qui, comme son nom l’indique, est équipée d’un canon. Un endroit au confort un peu sommaire, mais tout empreint d’une paix qu’il a souvent appréciée. Là, il sera à l’abri…
Un marinier inquiet et attentif l’amène à travers les tourbillons jusqu’au pied du bâtiment, lequel existe toujours, du reste : les énormes péniches qui franchissent sans s’en soucier ce fameux loch passent devant ses vieilles murailles, qui servent de repère à la navigation avec leurs petits créneaux rouges.
Et c’est là, sur cette île au milieu du Rhin, que l’évêque Hatto a rencontré son destin. Il est mort enfermé dans cette tour, isolé, loin de ses richesses. Il y est mort, parce que les rats ont traversé quand même. Leurs multitudes ont recouvert les murailles jusqu’aux courtines. Les bêtes ont pénétré dans les étages supérieurs, elles sont descendues, elles ont trouvé Hatto. Elles ont organisé un petit pique-nique… Finalement, ce n’est pas le remords qui aura rongé cet évêque !
Il est notoire que Hatto fut un prince abominable ; peut-être même a-t-il réellement donné l’ordre de ce massacre. Comme il était un grand de ce monde, l’imagination populaire lui a dit son fait en empruntant l’essentiel de sa punition à ce qui fut infligé, en l’an 823, à un autre personnage : le sarmate Popiel, roi de sombre mémoire. Lui aussi vit ses crimes punis par une armée de rats, surgis des restes de ses victimes. Lui aussi chercha le salut au milieu de l’eau. Et les rats l’y suivirent, attaquèrent son bateau, grimpèrent à l’assaut de la tour où il s’était réfugié, et le dévorèrent. Un siècle et demi plus tard, la présence, au large de Bingen, de cette tour Muserie avec son nom à consonance de souris, amena tout naturellement la légende à reprendre les motifs de l’aventure survenue au roi Popiel, et à les coller sur l’ignoble évêque, devenu le nouveau sujet d’un festin de vengeance.
Ce qui est remarquable, dans cette histoire comme dans une autre qui est celle de l’Homme aux Rats, relatée par Sigmund Freud, c’est le glissement sémantique en direction des rongeurs : de raten aux Ratten ; de la Muserie à la Mäuseturm. Car savez-vous, braves gens, ce que sont les rats ?
Dans le monde germanique, ils sont l’image de l’avarice, de la cupidité, mais aussi de l’activité nocturne, qui est cachée. Ils sont ici l’image parfaite de l’évêque, qui aimait à s’amuser, dans sa tour, avec des enfants qu’il faisait cueillir. Les rats sont, en outre, des symboles fortement liés, selon le bon monsieur Freud, à tout ce qui est anal, et par là, ils nous suggèrent l’entassement des richesses. Mais pas seulement ! Car ils sont très souvent, au Japon, en Chine, en Sibérie, et presque partout chez le petit peuple, une image de la fécondité, et des enfants. Les millions de rats qui sont venus harceler l’immonde crapule d’évêque étaient ses sujets, ceux-là mêmes qu’il a trahis, qu’il a fait brûler, qu’il a torturés durant ses longues nuits sur le Rhin.
Coupable et victimes sont ici pris dans la même représentation. J’ai lu quelque part qu’au Moyen-Âge, les mécréants, les violateurs de tabous, les transgresseurs aimaient à s’écrier : « Puissent les rats venir me dévorer ! » De manière très symbolique, c’est ce qu’ils finissent toujours par faire.
Illustration par S. Kasten :
Hexenturm (Witch Tower) in Idstein (Taunus), Germany (CC BY-SA 3.0)
Vous écrivez très bien, merci pour cette plongée médiévale !