T’as des fourmis dins jambes
T’as pogné ça à Pointe-aux-Trembles.
Les deux mains pleines de pouces,
Tu devrais prendre ça plus lousse…
(Lucien Francoeur, Vieux Os, 1978)
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Puis vient le beau jour où la question se pose ouvertement: qui racontera MON enfance. J’ai déjà la chanson de mes vingt ans, c’est Marie-Hélène de Sylvain Lelièvre (1943-2002). C’est super, bien sûr, mais bon, le temps file, file, là… Tant et tant que j’ai aussi déjà mon premier président américain plus jeunes que moi (Obama – de trois ans), mon premier premier ministre canadien plus jeunes que moi (Harper – d’un an) et mon premier premier ministre québécois plus jeunes que moi (Charest – de cinq jours). Je commence à sérieusement me parcheminer, moi, en un mot. Comme le disait Lucien Francoeur: Tu feras pas vieux os, mon vieux Vieux Os! Il est donc temps, grand temps, de le revoir, par le menu, le pays des vertes années. Qui narrera le récit de mon enfance? Pas moi, car je n’écris pas des histoires mémorialistes d’enfance (j’ai commis des poèmes d’enfance, mais ça, c’est de l’évocation ondoyante, évanescente, impressionniste, c’est une toute autre chose). Il me faut un écrivain enfant qui raconte en enfant mon temps d’enfant, ce temps, si pur et si ordinaire, qui est, entre autres, le temps du temps d’avant les jeux vidéo.
Or voyez Daniel Ducharme. Il est mon aîné d’une année et évoque son enfance au bout de l’île. L’île en question c’est la très grande île de Montréal. Mais, lisons plutôt:
À l’est de la ville de Montréal se trouve une ville du nom de Montréal-Est, ce qui n’a rien d’original compte tenu de sa position géographique. Bourgade plus que ville, elle compte sans doute plus d’unités industrielles que de constructions domiciliaires. Et encore plus à l’est – mais toujours sur l’île de Montréal – s’étend une pointe de terre qui, autrefois, était couverte de trembles, d’où son nom de Pointe-aux-Trembles. J’y ai passé ma jeunesse dans les années soixante et soixante-dix alors qu’elle n’était qu’une agglomération de paroisses, ni un village, ni la banlieue qu’elle est devenue dans les années quatre-vingt.
(Daniel Ducharme, Le bout de l’île – Avertissement)
Maintenant, mirons un peu, si vous le voulez bien, la carte:
Partons de cette Pointe-aux-Trembles que Ducharme décrit si finement, passons, vers l’est, le long pont torve (la ci-devant Rue Notre-Dame, en jaune sur la carte) qui nous fait quitter l’espace insulaire en survolant la Rivière des Prairies puis ce petit îlot aux confluents du chenal de l’est et de la rivière l’Assomption qu’on appelait jadis l’île aux vaches et qui s’appelle aujourd’hui l’île Bourdon. Vous le voyez? Évitons Charlemagne (ville natale de la chanteuse Céline Dion) sur notre nord-ouest puis, maintenant, excusez-moi pardon, un peu plus à l’est. Voyez vous, dans cette autre petite agglomération de l’est, la rue Lorange. C’est tout près, vraiment tout près de là que j’ai moi-même grandi, à Repentigny. Nos dates de naissance 1957/1958, nos topoi Pointe-aux-Trembles/Repentigny convergent implacablement. Et le roman est là, d’un bloc. C’est même le tome initial d’une série. Daniel Ducharme va me raconter mon enfance.
Et il le fait. Je ne vais pas vous résumer ça ici, pour ne pas vous gâcher votre plaisir. Il faut lire directement Ducharme dans son beau style solide et dépouillé de raconteur de chroniques. À cinquante-deux ans, il nous redonne lumineusement l’enfant qui écrit, qui se dit, avec une formidable fraîcheur. Or François-Gabriel Dumas, dit Gaby, son principal personnage, fait des choses absolument étonnantes. Il joue au ballon. Au ballon, pour de vrai. Avec un véritable ballon gonflé, dense, sphérique, et des équipes de chair et d’os, Gaby joue au ballon chasseur dans la cours de son école. On entend fesser le ballon sur le pavé, c’est vraiment probant. Et c’est important. Et on sue, on se conspue, on s’y empoigne, s’y casse le nez. Gaby doit au bout du compte aller visiter un de ses coéquipiers de ballon chasseur à l’hosto. Gaby vit chaque minute pour sa vie d’enfant d’un quartier, dans une ville, dehors. Gaby dévore son repas en deux minutes pour avoir plus de temps pour aller justement jouer dehors (expression hélas bien vieillotte). Il se fait extorquer une rondelle de hockey par un malabar, un vrai, un dur, un bien empirique, qui le menace implicitement et se retire avec en main l’objet cylindrique noir charbon, à la texture à la fois souple et dure, si particulière. Je n’oublierai jamais les larmes poignantes de mon fils aîné Tibert-le-chat (qui a maintenant vingt ans et qui a adoré le roman de Ducharme) quand il se fit arnaquer ainsi par un fier à bras inexorable. C’était un casque étincelant, un bouclier ciselé et un glaive bien affûté… tous trois intégralement virtuels. Onctueux mais sourdement menaçant, le hacker avait convaincu mon enfançon de huit ou neuf ans, via le papoteur électronique du jeu internet collectif, de lui «prêter» ses armes et instruments pour qu’il les «améliore»… avant de bien s’évaporer dans la cyber-brume… Les larmes et les hurlements… J’aurais bien voulu alors sortir mon enfant de cet univers du fantasme machine si hostile, si opaque, si toxique pour ma génération, et le ramener sur le losange de baseball de ma propre enfance ou sur le terrain de ballon chasseur de l’enfance de Ducharme… mais ton enfant n’est pas ton enfant, hein, il est l’enfant de son temps.
Pas de cela ici, donc. Gaby court dans des ruelles, y rencontre furtivement ses premiers amours. Il hume à pleins poumons la boucane si toxique mais si vraie des cheminées de l’immense complexe pétrochimique voisin. Gaby nous fait vibrer de cette enfance du temps où la seule surface bombée qui nous relayait le monde, c’était celle de notre œil mobile, dansottant et humide. Et les fameuses fourmis dans les jambes de Francoeur, elles étaient avec nous en permanence dans ce temps là, il faut bien le dire. Oh… et les mains pleines de pouces aussi. Ah jouer au hockey-bottine dans la rue avec une vieille balle de tennis… Je me retrouve tellement en cet enfant du bout de l’île. C’est exaltant. Et les vicissitudes de l’enfance des personnages masculins et féminins de Ducharme sont magistralement servies par la vive concrétude de son écriture. À lire absolument, pour sentir qu’on s’est en fait toujours souvenu profondément, intimement, du patelin charnu, odoriférant et tangible de notre coming of age… Hum… Je ne veux surtout pas la jouer criardement le long de la grinçante fibre nostalgique, mais bon, je crois bien que, sur le contraste des enfances du siècle dernier et de celles de ce siècle-ci, on se sera compris…
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Daniel Ducharme (2008), Le bout de l’île, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou PDF.
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