La mer houleuse grondait dans les récifs. Elle résonnait dans les grottes, coups sourds suivi de panaches d’embruns fusant par les fissures de la roche ancienne. Au flanc ouest de l’îlot, les explosions des vagues projetaient au ciel des paquets d’écume que le vent rabattait sur les pelouses rases agrippées au sommet de la falaise. Les blocs de mousse salée, roulés par la tempête, rebondissaient de roche en roche, glissaient sur les herbes sèches et sautaient dans les buissons où ils s’effilochaient comme laine, lacérés par le grand souffle chaud venu d’Afrique. Le soleil se levait à peine, dessinant dans la nuit le profil d’or d’une immense barre nuageuse accroupie sur l’occident. Peu d’espoir dans ce chaudron. Un groupe aéronaval de la sixième flotte, en route pour la Crète, avait interrompu ses opérations de vol et faisait le gros dos. Devant lui, les rares bateaux civils en état d’affronter cette météo délirante s’égayaient comme des maquereaux devant le requin. Plus ennuyeux, un voilier dérouté qui fuyait au moteur, cap au nord-est, et dont les feux de mât commençaient à être visibles du haut de la falaise.
Le soleil levant éclaira la vieille gardiole qui défendait la passe au sud, les pieds presque dans l’eau. Les flocons d’écume qui filaient en l’encadrant donnaient l’impression que cette tour, animée d’une vélocité démoniaque, se précipitait vers la tempête. Quelques oiseaux jouaient à la rattraper.
De l’autre côté du chenal, les archéologues qui étudiaient le site phénicien établi sur le cap n’avaient pas fermé l’œil de la nuit ; ils avaient tout remballé, chargé les caisses dans les véhicules tous-terrains, et s’apprêtaient à fuir. Seul un dernier groupe de plongeurs, occupés à la topographie d’un quartier submergé dans l’est de la cité, s’affairait encore ; quatre hommes abritaient un Zodiac dans une cala de la côte sous le vent. Pour plus de sécurité, après avoir fixé le bateau à trois ancrages profondément forés dans la roche, ils coulèrent celui-ci afin qu’il offrît moins de prise au vent dément qui commençait à hurler. Le moteur, emballé dans du polyane et solidement arrimé, attendait à terre sur la remorque d’un énorme camion Ford.
Les hommes, en tenue de plongée, se cramponnaient au bateau qui s’enfonçait lentement ; bientôt, il le lâchèrent et revinrent vers le rivage en rasant les herbiers du fond, à huit brasses en dessous la mer blanchie qui sifflait en surface.
Dans le chenal, au pied de la tour, les poissons du jour sortaient peu à peu des fissures au sein desquelles ils avaient passé la nuit. Cinq brasses au-dessus de ces jardins tranquilles, la houle commençait à se faire sentir. Plus près des grottes, les lames de fond avaient délogé les poulpes qui s’accrochaient désespérément aux roches en essayant de regagner leurs gîtes. Au fond d’une de ces cavernes, un très vieux pot, enseveli depuis des millénaires sous les gravats, fut arraché à sa prison.
Aucun historien, aucun archéologue n’aurait pu déterminer l’âge ni même le peuple qui avait conçu cet objet rarissime. C’était un œuf de terre cuite, de la grosseur d’un melon, avec une calotte tronconique scellée à la glaise. La pression de l’eau ne pouvait pas l’ouvrir. C’est ce même principe qu’adopta jadis le professeur Piccard pour les sphères sous-marines qu’il suspendait sous le ventre des bathyscaphes.
Un nombre incalculable de siècles avant ces premiers sous-marins de grands fonds, un potier avait, sur les ordres d’un effrayant personnage, modelé cet étrange récipient et son couvercle. Il lui avait fallu recommencer bien des fois avant que les deux parties s’assemblassent de façon à ne laisser aucun jour entre elles. Quand il avait livré cette bizarre coquille, il avait reçu suffisamment d’or pour ne plus avoir à travailler de toute sa vie. Il avait enterré sa fortune sous le lit conjugal, en avait chuchoté le secret à son épouse, était sorti boire un coup, puis était mort du poignard d’une petite frappe, elle-même assassinée quelques heures plus tard.
L’œuf une fois rempli et scellé, sa surface avait été recouverte d’une couche de plâtre, puis peinte. Un jeune garçon avait ensuite déposé l’objet dans une fosse creusée au fond d’une caverne, dissimulée derrière d’épais fourrés. En ressortant, il était mort sous un éboulement qui avait clôt la cavité jusqu’à ce qu’une nouvelle mer, en affouillant les éboulis, rouvrît le passage.
Aujourd’hui, l’œuf rebondissait de roche en pierre, et lui qui résistait à la pression ne put survivre à une pointe ; il explosa au milieu des poulpes, livrant aux regards une boîte cubique, laquée de rouge, ligotée par trois ficelles, avec trois sceaux.
Autant dire qu’une telle aubaine ne resta pas longtemps ignorée ; les poulpes aiment à décorer leurs nids, et l’un d’eux voulut bien investir deux tentacules pour s’emparer de l’objet, tandis qu’il rampait grâce aux six autres vers son gîte, heureux de sa trouvaille.
En surface, le voilier désemparé cherchait à s’engager dans la passe, moteur poussé au maximum. Le skipper, les yeux inquiets brûlés par le soleil levant, fixait la tour de garde et les remous qui grondaient à ses pieds.
I
Les documents rupestres du Sahara font état d’une occupation humaine très ancienne, à caractère pastoral. A cette époque, qu’aucune stratigraphie ne peut situer dans le temps car il n’existe dans le désert aucun site archéologique offrant des empilements lisibles, il régnait un climat autrement plus généreux qu’au Sahel contemporain. On trouvait beaucoup de grands lacs peu profonds, qui attiraient une faune nilotique : lions, hippopotames, girafes, perches – des chasses fabuleuses en regard de ce qui peut se pratiquer aujourd’hui en Afrique. Les gravures, les peintures le montrent : des gens heureux, fessus et danseurs, guerroyant ou chassant au milieu d’un océan de bêtes. Il y a des chars aussi, sur le modèle commun à toutes les histoires : des chars comme celui d’Achille, comme celui de Pharaon – « vie santé force ! » –, des chars pour la chasse au lion comme à Sumer, ou pour la chasse aux hommes comme à Kadesh. Sur ce monde tourbillonnant de poussière dorée, un rideau a été tiré, la porte a été fermée et nous n’en possédons pas la clé.
Pasteurs fuyant l’avancée du désert ici, cités portuaires escaladant les montagnes ailleurs, tandis que l’eau monte ; un événement dramatique, en recouvrant la préhistoire méditerranéenne, a coupé le fil du temps, noyant les anciens rivages sous de l’eau dégelée, recouvrant la vie de sable ici, de vase là, et d’oubli partout. Tristesse des chants. En Provence, à Cassis, quelque part dans le Massif des calanques, entre trente et quarante mètres de fond, il y a comme ça trois pingouins dessinés sur la paroi d’une grotte, témoins du temps d’avant la remontée de la chaleur.
De ces âges perdus subsistent ainsi quelques mythes et, dans le Sahara, des dessins, des tessons, plus deux systèmes d’écriture, « divertissements de lettrés, coquetteries d’érudits » selon Théodore Monod qui voyait les Arabes s’intéresser à ces runes incompréhensibles : « la saryaniyya, langue d’Adam et des anges, et la hibraniyya, l’hébraïque, pour quelques vagues ressemblances de lettres. »
Dans la grotte secouée par les vagues, le poulpe s’insinua dans une fissure, rampa jusqu’à son nid, s’y cala solidement et contempla sa trouvaille. Une pluie de graviers avait déchiré les ficelles et fracturé deux sceaux. La laque rouge était entièrement recouverte d’une écriture fine et serrée, comprimée, qui ne laissait aucun espace de libre. Curieux par nature, l’animal entreprit d’ouvrir l’objet et s’énerva un moment sur le couvercle. Quel genre de merveille logeait dans une si belle huître ? Le dernier sceau résistait ; imprimé dans la cire, son motif représentait la figure d’un homme auréolé de flammes.
II
Les plongeurs avaient accosté. Accroupis contre un muret, ils ôtèrent péniblement leurs combinaisons trempées, puis s’offrirent au vent chaud pour un séchage express. L’un d’eux regarda l’îlot rougeâtre qui crachait au milieu de la tempête, à six cent mètres au nord. La vieille tour de garde disparaissait presque sous les gerbes d’écume.
« Quelle tempête ! Avez-vous déjà vu une chose pareille par ici ? » L’ouest était noir, sillonné d’éclairs, écrasé sous une falaise de nuages violemment illuminés par le soleil. Le front les dominait presque, monstrueux, compact. Il avait par-dessous des plissements charbonneux de vieil éléphant.
« Il va être temps d’y aller ! Ne traînons pas ! Et n’oubliez rien, ce serait perdu.
― Eh, regardez, un voilier !
― Mais il est fou ou quoi ?
― Jamais il ne sortira de ce piège !
― Il file sur les pierres ! »
Sur le bateau, le skipper avait vu le danger. « Tout le monde dehors ! » hurla-t-il. « Prenez le coffret de secours et les fusées. Vite ! » Devant la proue, à cent mètres peut-être, un demi-cercle de roches interdisait tout espoir de passer. « Merde… Par le nord… peut-être… » Virant vers l’îlot, son voilier presque couché sous la lame, il remonta vers une anse pas trop écumeuse, au pied même de la tour. Des goélands planaient à quelques mètres au-dessus du mât, tranquilles, inattentifs aux drames de qui ne vole pas.
Trois personnes crapahutèrent hors de l’écoutille de poste, chargées de divers containers. L’une d’elles : « Mais qu’est-ce que tu fais ?!
― Je vais drosser la Véronique contre ces plaques ! Pas moyen de la sauver, j’ai déjà de la peine à tenir le travers. Préparez-vous à sauter !
― Mais…
― Pas d’autre solution ! Allez à l’avant ! Préparez-vous. Préparez-vous !
― Maman…
― On y va ensemble ma chérie. Cramponne-toi à moi. »
À terre, sur la pointe, on n’en revenait pas : « Mais qu’est-ce qu’ils font ?
― Ils vont drosser le voilier. C’est risqué mais c’est peut-être la seule façon…
― Il faut prévenir ! Passe-moi les clefs du véhicule ! J’appelle où ? Calasetta ?
― C’est les plus proches mais ils ne viendront pas. Plus maintenant, il y a trop de vagues.
― Non, bien sûr…
― Il va falloir y aller, et si quelqu’un peut, c’est nous et personne d’autre. C’est pas des chiliens les gars d’ici. Ils ne se risqueront pas avec cette météo démente. Mais faut les prévenir, c’est sûr.
― Les clefs !
― Antonio, Guido, on va préparer deux sacs avec de la nourriture, des couvertures, et de quoi faire les premiers soins. On va peut-être retourner se baigner. »
III
Le poulpe contemplait étonné la chose qu’il avait enfin réussi à extirper de la boîte. Mais la tempête qui secouait le monde à l’extérieur venait jusqu’en son gîte soulever les coquillages nacrés qu’il avait patiemment recueillis et disposés à l’entrée pour la rendre plus attrayante. Aussi, de temps en temps, il les remettait en place, puis revenait à son étude attentive de l’objet.
Or, voilà qu’une série de vagues particulièrement fortes remua encore sa collection, et vola même quelques trésors. Il lança plusieurs tentacules pour tenter de retenir ce qui s’éparpillait, perdit prise et fut aspiré dans un reflux. Alors il serra contre lui sa dernière trouvaille, et batailla longtemps dans les récifs pour gagner un endroit plus calme. L’objet semblait dégager de la chaleur ; une croûte noirâtre qui l’entourait fondait peu à peu dans l’eau de mer. Surprenant. C’était comme de l’encre.
Le poulpe trouva enfin un abri au fond d’une cuvette creusée par les courants dans la roche tendre d’une petite anse à l’est de la tour. Il se relâcha un peu et jeta un œil sur son trésor qui brillait aux feux du soleil levant – les derniers feux pour pas mal de temps. Il passa un tentacule doux sur la surface granuleuse de l’objet, soulevant un tortillon de poussière cendrée qui disparut immédiatement dans l’eau agitée. Dessous, c’était lisse, et brillant, en forme de poire aplatie. Un humain aurait dit « C’est une larme ». Une larme de verre soufflé, avec un embout scellé d’une simple goutte. La forme générale rappelait celle d’une lampe à huile. Quelque-chose comme un petit nuage noir pulsait à l’intérieur. Le poulpe caressa l’objet, enlevant du coup un peu plus de la couche granuleuse qui isolait le verre de la lumière…
Alors, deux événements survinrent en même temps. Une énorme ombre fusa au-dessus de l’animal et s’écrasa dans les rochers de l’île. Simultanément, l’objet devint brûlant et lumineux. Surpris, le poulpe lâcha tout. En voulant récupérer son bien, il le cogna par le bec contre une paroi, et l’embout se brisa. Il y eut un nouvel éclat de lumière, bref et terriblement puissant. Puis d’autres.
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« Oui, un voilier, un 12m à peu-près… Quatre personnes à bord… Isola Piana, c’est ça. Je sais pas, ils… attendez, je regarde. » La tempête secouait le Ford qui ronflait comme un orgue. Le soleil disparut. « Ça y est, il drosse ! »
« À terre! Sautez, sautez vite! » Les gaz poussés à fond, la barre bloquée, le voilier escalada la roche et retomba sur une vague. La proue commença à se mâchonner. Le skipper quitta le bord en dernier. Un autre homme s’était mal reçu, et saignait des mains et des genoux en rampant hors de portée de la mer avide. Debout sur les dalles de l’îlot, la femme et la petite fille ouvraient des yeux ronds et regardaient quelque-chose dans la mer.
Le skipper sauta, se releva, boitilla vers les autres et se retourna. Le voilier raclait contre les rochers en crachotant des bouts de coque. Puis le vent le coucha, une lame le projeta contre une roche en forme de griffe. Le moteur bafouillait dans le vide. À cet instant, il y eut une sorte d’éclair sous-marin derrière le bateau.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda le skipper.
― Depuis qu’on a sauté il y a ces lumières… »
Ça continua… Puis ça cessa. Le bateau roula et fut emporté. Alors ils furent seuls, quatre humains hébétés immobiles sous les embruns et la pluie. Finalement, ils s’acheminèrent vers une ouverture au pied de la tour, et y disparurent.
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« Oui, ils sont vivants. Ils vont sans doute s’abriter dans la gardiole… Non, je m’en doute bien ! Même nous, je sais pas si on va… Ils ont l’air OK mais on va quand même attendre encore un peu pour voir s’ils s’installent… Allô ? Ah non, si on peut éviter de nager dans ce bouillon, on n’ira pas, c’est sûr… » Il y eut un énorme coup de tonnerre, et le Ford donna l’impression de vouloir bouger. Le plongeur raccrocha et entrouvrit sa portière. Il gueula vers les autres. Le petit groupe arriva. Guido ouvrit la portière arrière gauche et balança des sacs entre les sièges. Puis il grimpa, s’ébroua et se cala vers la droite pour laisser de la place aux suivants qui ne se firent pas prier. On referma les portes. Il y eut un silence relatif et très humide.
« C’est une idée ou le camion bouge ? demanda le chef d’équipe.
― C’est pas une idée. Tu peux essuyer le pare-brise, s’il te plaît ? On va essayer de trouver un creux pour se garer à l’abri…
― Allons aux Bergeries ; c’est pas trop mal, et on pourra faire du feu. On verra plus tard pour les gens sur Piana. Ils se tiennent tous debout, il n’y a pas urgence à risquer notre peau. Quand ça se sera calmé, on reviendra voir…
― On ne rejoint pas le groupe ? Le professeur va râler !
― Je veux même pas savoir à quoi ressemble la piste, maintenant, surtout dans la montagne. On les contactera… De toute façon, ça m’étonnerait qu’ils arrivent quelque part aujourd’hui. Si ça se trouve, nous sommes mieux lotis qu’eux. »
Ils démarrèrent. Le camion s’éloigna en première sur les chemins pierreux, puis disparut dans la pluie qui volait d’ouest en est. Sous la mer, le poulpe était confronté à un terrible défi.
IV
Sur Piana, les quatre naufragés se séchaient dans le poste qui occupait le rez-de-chaussée de la vieille garde. Le bâtiment grondait dans la tempête.
On alluma une torche ; le faisceau éclaira des parois ocres.
La tour, dans sa version actuelle, avait été construite par les Normands du royaume de Sicile. C’était un fût circulaire à deux niveaux, avec une plate-forme sommitale en béton armé sur laquelle il y avait eu pendant un temps une vigie et une mitrailleuse.
La base était plus ancienne ; son âge plongeait dans la nuit profonde. Le style de sa construction rappelait l’architettura nuragica des forteresses sardes : des murs épais en blocs lourds, et l’accès, foré dans la muraille, montrait des parois inclinées se rejoignant presque vers le haut. Là-dessus, l’ouvrage des Normands : plus d’encorbellements, mais une coupole. Un escalier pris dans l’épaisseur du mur menait à l’étage, dont la voûte effondrée avait été remplacée par la dalle armée et zébrée de rouille du nid de mitrailleuse.
On accédait jadis à la plate-forme par un trou rectangulaire ménagé dans la dalle. Mais l’échelle qui permettait d’y grimper avait disparu, et la lourde plaque d’acier qui fermait la trappe était soudée par le temps.
Au rez-de-chaussée, la salle étroite n’offrait aucune vision sur la mer ; pas de fenêtres, pas d’archères. Cela convenait aux naufragés, qui en avaient plus qu’assez de voir de l’eau s’envoler, et que les pierres tranquilles des murailles rassérénaient peu à peu. Il y avait des broussailles sèches dans un coin, avec un peu de bois flotté, réserve des pêcheurs de langoustes qui venaient ici, à la bonne saison, pour plonger dans les grottes.
Ils firent du feu et se contemplèrent.
Le voilier avait disparu ; pendant quelques heures, son mât s’était balancé, comme la tête d’un poussah, au-dessus des rouleaux. Puis il s’était couché et avait sombré à son tour.
Aux Bergeries, les quatre plongeurs se chauffaient à un feu de buis en jouant aux cartes. Il y avait là trois chèvres qui somnolaient, pensives, juchées sur des bidons de fuel. De temps à autre, quelqu’un courait jusqu’au Ford pour tenter de joindre le reste de l’équipe, perdue quelque-part dans les chemins de montagne, mais la radio ne donnait plus que des grésillements. On ne pouvait même plus joindre le poste de Calasetta ; ses militaires, désœuvrés, devaient eux aussi tuer le temps avec des cartes. Pour se changer les idées, le chef entreprit de confectionner une omelette aux herbes du maquis. On sortit alors une bouteille de vin noir des collines, que le vigneron laissait reposer dans de grandes jarres enterrées pendant trois ans, durant lesquels il acquérait une robe sombre et cet esprit de noblesse qui faisait imaginer au buveur des velours profonds, de hautes tentures, des brocarts rutilants. La cabane se transforma ainsi en palais minoen ; on vit des licornes sur les bidons ; on alla chercher, au fond d’un sac dans le camion, de longs cigares. Il se mit à faire bon, et l’on pensa un peu aux naufragés. Que devenaient-ils ?
V
Certaines versions disent qu’Aladin, ayant soulevé le couvercle de la lampe à huile et libéré le génie, se retrouva face à un être écumant de rage qui voulait tout détruire. Il dut faire preuve d’astuce pour enfermer de nouveau ce monstre dans la lampe, puis il opéra une sorte de chantage sur le prisonnier en échangeant sa liberté contre des services.
Et voici que sous les yeux du poulpe secoué, dansant dans la houle, un nuage d’encre n’en finissait plus de bourgeonner, d’étirer des spirales. Deux, trois, quatre boules apparurent vers le centre, et le tout prit peu à peu la forme d’une algue, puis celle d’une énorme pieuvre.
Pendant quelques secondes, les deux êtres s’observèrent. L’un qui passait du blanc verdâtre au brun roux, était la proie d’une avalanche d’émotions contradictoires ; l’autre, noir de fureur, ne bougeait plus et prenait consistance. Affamé, ivre de rage, prêt à tout déchiqueter.
L’étranger acheva sa transformation, calquant son corps sur celui de son vis-à-vis puis lança deux tentacules, se saisit du poulpe interloqué, lui arracha la tête et mangea les deux bouts en ouvrant une gueule bordée de chélicères, souvenirs d’une précédente métamorphose. Puis il réduisit en copeaux le bateau qui coulait par là, en escalada le mât, sortit la tête de l’eau, adapta sa vision au milieu aérien et vit une tour, son prochain but.
Il bondit dessus, escalada la muraille et s’installa sur le couronnement. Là-haut, il contempla le monde.
Je suis Aghè, et trente millénaires ont passé depuis la perte de mon dernier corps.
Je suis Aghè, et trente millénaires ont déroulé leur tristes orbes autour de ma dernière prison. Par les fenêtres des sceaux, j’ai contemplé le monde où je vivais libre jadis, j’ai vu ses morts et ses éclosions.
Je suis Aghè, qui redécouvre son nom aujourd’hui, et avec lui revient toute ma puissance.
Je connais aussi le nom de mon geôlier, l’homme noir qui travailla pour le seigneur de l’est.
Je connais aussi le nom de celui qui a lancé ma chasse : et je le détruirai dans la mémoire des hommes.
Je connais aussi le nom de tous mes frères, et je les rechercherai pour les délivrer.
Je connais aussi le nom et les langues des mondes qui se sont succédés, car le troisième sceau, qui tenait mon esprit au large de mes restes, m’a fait fantôme errant.
Je connais aussi le nom que les peuples m’ont donné, car le second sceau, qui me reliait aux cendres de l’enfant brûlé sur sa mère m’a donné pouvoir d’être vu, et d’être entendu.
Je connais aussi le nom que les derniers hommes ont donné à mon espèce, car le premier sceau m’a permis de nourrir ma poussière avec de maigres victimes, afin qu’une seconde mort surtout ne me libère jamais !
Je connais enfin l’horreur de l’impuissance, par le maudit venin des mots écrits sur ma prison.
Mais aujourd’hui je suis né ! Je suis né ! Aujourd’hui, le coffre est détruit, aujourd’hui la geôle est brisée, aujourd’hui les trois principes de mon être sont à nouveau réunis. Aussi :
En mémoire du troisième sceau, je brouillerai les chairs des hommes, qui se jetterons à la gorge les uns des autres et oublieront ce qui les relie, jusqu’aux langues qu’ils affectionnent.
En mémoire du second sceau, j’élèverai mon nom vaillant au-dessus de tous les autres noms, et celui que les hommes m’ont donné paraîtra celui d’un ange ; et l’on me verra, et l’on m’entendra.
Enfin, en mémoire du premier sceau, je jure de n’être jamais rassasié.
Alors, Aghè se leva, enjamba le rebord, et rampa doucement sur la paroi, dans un trajet en spirale en direction des quatre humains, trois adultes et une larve, qu’il sentait vibrer en dessous. Il allait s’amuser avec cette espèce exécrable, et se repaître d’abord de ce petit groupe-là.
À suivre…
Seconde et dernière partie le 29.