Aghè à Piana – seconde partie

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Satiro danzante di Mazara del Vallo.
Image mise en domaine public par son auteur, Coin-coin, en 2007.

À la faveur d’une tempête en Méditerranée, un démon s’est échappé de sa prison – une fiole en verre de la forme d’une larme, isolée de la lumière et du monde extérieur par des couches successives d’encre et de suie, de magie, de bois, de sceaux et d’écritures. Sur l’îlot de Piana où il s’est réfugié, il va trouver nourriture et vigueur en consommant quelques naufragés jetés ici par le vent. De l’autre côté du chenal, sur la grande terre, des gens observent Piana et sa tour antique, où se déroule silencieusement le drame. La première partie est disponible ici.

VI

Dans la tour on s’organisait.

« Comment va ta jambe ?

― J’ai nettoyé les plaies sous la pluie et j’ai laissé bien saigner. On va manquer de bois. Je vais sortir faire un tour dans le coin, tant qu’on y voit encore un peu. Tu m’accompagnes ?

― D’accord. Sylvia, tu me passes un sac ? on va y mettre le bois mort.

― Voilà. Ne tardez pas trop, j’aurai besoin de vous pour dégager le sol de tous ces cailloux… On est sur une petite île, c’est ça ?

― Oui. Je ne sais pas trop où. À droite il y avait une grande terre, mais le cap était inabordable. J’ai été obligé de virer par ici. Je ne pense pas que quelqu’un nous ait vu, hélas.

― Bon, allez-y. »

Les deux hommes sortirent. À l’intérieur de la tour, le monde était calme, les hululements du vent étaient assourdis par les parois épaisses. Aucun courant d’air ne venait tourniller autour du feu, dont la fumée montait droit vers la voûte et s’échappait vers le haut par un trou. De temps à autre, une rafale plus violente faisait gronder l’étage. Il devait y avoir là-haut des lucarnes par où le vent s’engouffrait. Sylvia aurait bien aimé y monter pour regarder l’île et la tempête, voir si quelque lueur ne clignoterait pas au loin, mais elle ne voulait pas laisser sa petite fille seule dans cet endroit, dont l’antiquité malsaine et fatiguée se manifestait par toutes sortes de rides et de crevasses dans les roches des murs. La lumière provenant de la porte semblait elle-même vieillie et sans motivation. D’un jaune faible et sali, griffé d’éclairs, elle affaiblissait tout ce qu’elle éclairait.

Sylvia mit à sécher d’autres vêtements, qui fumèrent bientôt, et fit l’inventaire des provisions. Huit repas, mais on manquerait d’eau douce avant.

Le panneau de la porte battait. Sylvia grimpa la pente menant à l’entrée et jeta un coup d’œil au dehors. Des paquets d’écume passaient à gauche et à droite. Le ciel était noir. La seule lueur venait de l’horizon oriental, brouillé de pluie. La jeune femme cala le battant avec deux roches et revint auprès du feu. La situation n’était pas vraiment grave, la tempête ne durerait pas plus d’une ou deux journées, après quoi ils pourraient envisager d’appeler des secours en gagnant, sur la côte, un sommet de colline pour capter du réseau, s’il y en avait toutefois dans cet endroit sauvage. Ou peut-être découvriraient-ils un village, ou une cabane habitée.

Sylvia était allée souvent en Crète et à Chypre, et savait d’expérience que les vallons les plus déserts ne sont jamais bien loin d’un endroit où l’on trouve des humains, une route, et des troupeaux. D’ailleurs, il se pouvait qu’il y eût des chèvres sur cette île. Dans ce cas, leur lait offrirait l’eau qui manquait. Elle eut alors l’idée de vider un bac de rangement pour le mettre sous la pluie. Elle n’en aurait que pour quelques minutes et sa petite fille dormait. Elle endossa son ciré, prit le bac et sortit.

o0o

Avec la pluie, Aghè ne voyait pas bien. S’il adaptait sa vision au monde mouillé, le vent chaud la voilait. S’il conservait une vision aérienne, la pluie revenait l’embrouiller. Il comptait faire le tour du bâtiment pour s’insinuer dedans, mais il comprit que pour y parvenir, le mieux serait de le contourner par la mer, d’arriver sous le vent au pied de la tour, où il serait à l’abri et distinguerait alors quelque chose. Il sauta dans les vagues et grossit son corps pour gagner en force contre les courants. Il descendit vers les herbiers, contourna les récifs et s’engagea dans la passe, monstre noir au milieu des poissons indifférents. Les éclairs luisaient sur sa peau.

Sylvia choisit une faille dans la roche, y cala le bac et le lesta avec une pierre nettoyée par la pluie. Elle revint à la tour avec difficulté, courbée comme une vieille paysanne, le ciré claquant dans les rafales. Elle referma la porte, jeta le vêtement sur les broussailles sèches et se colla au feu, les bras serrés autour du corps. Sa petite fille dormait toujours. La lumière baissa encore. Alors Sylvia se releva, alluma une bougie et la posa dans une niche près de la porte pour éclairer les marches qui descendaient dans la salle. Elle mit ensuite de l’eau à bouillir dans un quart qu’elle posa sur une braise, et attendit, somnolente et déprimée.

Aghè émergea dans la crique. Il regarda au pied de la tour, vit la porte et la visa. Il se désintégra, brouillard noir pointé en flèche, et fusa sur le linteau. Là, il découvrit une araignée dans une fissure et l’absorba en prenant son corps. La sensation fut désagréable. Les poils de l’abdomen vibraient dans les courants d’air, et les pattes, trop maigres, n’offraient pas assez de résistance pour lui permettre de se risquer sur la pierre à découvert. Il conserva les yeux et l’appareil respiratoire, mais reprit des tentacules et une peau glabre. Les ventouses adhéraient bien mieux sur la roche glissante.

Il s’insinua dans le couloir et se colla aux dalles du plafond. En-dessous de lui, des marches descendaient dans l’ombre. Une lueur chaude et tremblotante émanait d’une petite niche sur sa droite. Aghè augmenta sa taille jusqu’à pouvoir se caler solidement entre les deux parois inclinées et se reposa. Chaque métamorphose exigeait son tribut d’énergie. Il lui faudrait bientôt manger, et justement, il semblait qu’il y eût ici une proie humaine. Au bout d’une minute, il s’avança doucement par le plafond, découvrit la salle, et son premier repas.

o0o

Les deux hommes revinrent, les bras chargés de branchages trouvés dans une petite hutte de pierres à cinq cent mètres au nord. Ils avaient aussi recueilli une hottée de genêts séchés, qu’ils transportaient dans le sac à l’abri de la pluie. Ils ouvrirent la porte et remirent les pierres en place.

« Ah, une chandelle ! C’est une bonne idée, ça… »

Aghè sursauta. Son repas n’avait pris qu’une seconde silencieuse ; il ne restait presque plus rien de comestible sur la femme, et la petite qui dormait n’offrait pas beaucoup d’intérêt. Peut-être pourrait-il l’utiliser autrement. Par contre, les deux imbéciles qui s’avançaient les yeux écarquillés ne vivraient pas un instant de plus. Il bondit sur le plus proche tandis que l’autre hurlait et s’armait d’un morceau de bois.

VII

Toute la nuit, les bergeries avaient tremblé dans la tourmente. Une carte météo chargée par miracle vers 21h00 avait montré une énorme ligne de grains remontant vers l’Italie ; son extrémité sud pilonnait la pointe de Piana avec la violence particulière des orages dits “supercellulaires”. Vers minuit, quelque-chose d’énorme avait secoué la terre dans les environs, et un vol de pierrailles s’était abattu sur le refuge. Une multitude de chocs métalliques avait suggéré que le Ford s’était ramassé lui aussi des projectiles, mais personne n’avait eu l’inconscience d’aller jeter un œil. Ce matin, l’eau formait une vilaine mare sur le sol caillouteux de la cabane, et quelques duvets étaient atteints. Finalement, c’était les chèvres qui avaient le mieux dormi, au sec sur les bidons. À l’extérieur, la pluie martelait toujours la brousse avec entrain, mais le vent s’était un peu calmé.

Antonio glissa le nez dehors, regarda quelques instants le monde mouillé puis sortit inspecter le Ford et son chargement. Il était huit heures mais le ciel était de suie ; « Il risveglio del Vesuvio… » imagina Antonio qui se rappelait les dernières heures de Pline au pied du volcan, dans la nuit du nuage. L’Amiral avait été un des honneurs de l’Italie, et, grâce au style sobre de Tacite, la mort du vieux naturaliste pouvait encore être méditée deux millénaires plus tard. C’était cette relation et aussi la lettre de Pline le Jeune qui s’y rapportait, qui avaient décidé, chez le plongeur, de son avenir professionnel : l’Antiquité s’y montrait capable d’honorer la vertu, malgré sa sauvagerie coutumière. Ce matin, le ciel au-dessus d’Antonio évoquait ainsi le panache des soufrières lorsqu’elles explosent, et sa jeunesse lorsqu’il rêvait après les ruines d’Herculanum et de Pompéi.

Mais ce n’était pas une pluie de lapilli qui avait défoncé le pare-brise du véhicule ; le poste avant était encombré de cailloux plats, le verre en miettes s’était éparpillé sur le plancher. Tout était trempé, boueux, immonde. Antonio s’installa au volant, s’asseyant prudemment en serrant les fesses sur le siège humide qui émit un gargouillis d’éponge repue, et il alluma le diesel. Bêtement, par réflexe, il actionna les essuie-glace qui crachotèrent quelques derniers bouts de verre, et les arrêta avant de casser autre chose. Alors il regarda devant lui et pendant dix secondes ne comprit rien à ce qu’il voyait. Des cinq cabanes qui formaient ce qu’ils appelaient “les Bergeries”, il n’en restait plus que deux, les plus trapues, celles qui se nichaient le plus humblement dans le fond du terrain… Misère, il sortait tout juste de l’une d’entre elles… Les trois autres qui, hier encore, s’étageaient sur la remontée du vallon, avaient été détruites ; on n’en devinait plus qu’une traînée de caillasses, comme si un géant colérique les avait envoyées promener à coups de pieds. Il avait, du reste, laissé d’autres traces…

Antonio sortit du véhicule et remonta le chemin en passant devant les ruines. Sur une largeur de cent mètres, la végétation avait été déchiquetée. Les arbres morts ne montraient plus que des chicots noircis ; leurs branches, précieuses pour le feu, étaient allées au diable. Le bosquet de chênes avait reçu une grosse roche de plein fouet…

Antonio grimpa au sommet de la pente. Le bruit de la mer lointaine l’accueillit. Une tranchée nouvelle traversait le cap d’ouest en est en décrivant une courbe molle ; elle avait frôlé les deux cabanes survivantes et, fort heureusement, bien ignoré le Ford. Sur son trajet, tout ce qui pouvait offrir une prise au vent avait été arraché. Les seules grosses masses de verdure encore debout étaient les buis noueux agrippés dans les failles sur le flanc nord du vallon. Antonio redescendit et entreprit de dégager la route des débris qui pouvaient gêner le passage.

Dans son dos, il entendit soudain le bruit aigrelet d’une moto tout-terrain, qui déboucha au sommet de la pente et s’arrêta, moteur au ralenti. Apparemment que le conducteur comptait les masures et en trouvait trop peu d’entières. Antonio n’attendit pas pour voir qui c’était, et rentra dans l’abri : « Il y a eu une tornade qui a tout cassé, les autres cabanes sont par terre ! Et voilà quelqu’un qui débarque ».

Tout le monde sortit. Le motard descendait prudemment la piste. Il s’arrêta devant les quatre plongeurs, coupa les gaz en contemplant le Ford et son avant bousillé.

Guido s’avança. « Bonjour… » L’autre hocha la tête sèchement, l’air de mâchonner des idées sombres. Le chef fit un geste du bras, invitant le nouveau venu à se sécher dans la bergerie. L’homme mit son engin sur béquille et suivit son hôte à l’intérieur, où crépitait un feu nouveau. Il salua les chèvres dans son langage et s’installa près des flammes. Il sortit un paquet de tabac et entreprit de s’en rouler une, tandis que le café chauffait. Quand il eut préparé sa cigarette, il tendit le paquet à droite à gauche, pour d’éventuels amateurs. Il y en eut, et l’on roula en silence. Ce type n’avait pas prononcé trois mots, et encore juste pour les bêtes. Il devait avoir dans la quarantaine, le crâne tondu très court et bronzé, une barbe de deux jours et la moustache habituelle des gens du cru, décolorée et brûlée par un peu de tout. Il fouilla dans sa sacoche, en sortit un fromage et une bouteille de vin qu’il mit d’autorité entre les mains du chef et, du geste, lui indiqua qu’il les range. Guido, un peu au fait des usages, craqua une allumette et tendit la flamme au berger, qui remercia. On passa l’allumette à la ronde, on servit le café. Re-silence. Enfin Guido, n’y tenant plus : « Asucare ?… » en tendant le bocal.

Non merci.

« Parlate Italiano ? …Deutsch, vielleicht ?

― Ja, und Italienish auch, aber… hmm, Deutsch… veniger ? »

On allait pouvoir se comprendre. Un poil d’Italien, un soupçon d’Allemand.

« Hier Ihre… bergerie… Schaf…haus ? An Ihnen ? demanda Guido.

― Ja »… puis montrant les chèvres du doigt, l’air malicieux : « Ziege, nicht Schafe ».

Les autres se détendirent, contents de voir l’ambiance doucement se diriger vers de la cordialité. « Und die anderen euh… case, Ihnen auch? » demanda Antonio en désignant les ruines fraîches de l’autre côté de la porte. Non, dit le berger, ça c’était « al zio », à l’oncle. Puis, montrant le Ford qui grimaçait dehors : « Und, ehmm… Cosa… ha fatto ciò ?

― Tornado » répondit Antonio, bien convaincu que l’autre ne pourrait le croire. Puis à l’attention de son chef de palanquée : « Je vais tâcher de joindre le professeur » et il sortit, pas fâché d’avoir trouvé un moyen de s’occuper. Comprendre cet indigène ou lui parler, c’était plutôt éreintant ; Antonio avait passé une sale nuit et de toute façon l’autre n’était pas très causant. La radio fonctionnait, et il eut l’équipe instantanément, ce qui le surprit après les difficultés rencontrées la veille.

« Bonjour Antonio. Ça va pour vous ? demanda le professeur.

― Ça peut aller… On s’est planqué aux Bergeries, mais il y a eu une tornade par ici, une vraie saleté de dragon ! Il y a trois cabanes qui ont dégagé, et le Ford est salement amoché, mais il tourne. J’ai pas encore vérifié l’état du hors-bord sur la remorque, mais je crois qu’il a été protégé par la cabine. Vous avez trouvé à vous planquer facilement ? On n’a pas osé vous suivre, c’était trop pourri…

― Ça a été chaud ! On a fait vingt bornes sur la piste de la côte, puis on a jugé que ça devenait fou, alors on a fait demi-tour et on a bifurqué pour Acrea. Les moines nous ont accueilli sans problème. Ils n’ont pas de cellules pour les visiteurs, comme tu t’en doutes, alors nous nous sommes entassés dans la cuisine, et les filles ont dormi dans le van qu’on a rentré dans l’enceinte pour le protéger du vent. On avait peur qu’il se retourne, tellement ça soufflait, mais finalement il apparaît que c’est elles qui ont passé la meilleure nuit. Est-ce que ça souffle encore, chez vous ? Parce que de notre nid d’aigle, la mer nous semble toute folle… Tu crois qu’on peut redescendre ou doit-on encore attendre une nuit ?

― C’est moins violent, mais on ne peut pas compter sur les Bergeries pour accueillir tout le monde. Sur les deux qui restent, il y a celle des chèvres dans laquelle on a campé, et l’autre qui est celle de la réserve où il y a le compresseur et le groupe électrogène. Donc il faudrait remonter les tentes, mais il y a encore trop de vent pour ça. Vous devrez rester, professeur, j’en ai bien peur.

― Ce n’est pas grave. Les moines se mettent en quatre pour nous mettre à l’aise, mais c’est vrai qu’on les bouscule un peu, là. Il ne faudrait pas que ça dure. Comment va le Zodiac ?

― Ah mais lui il va très bien ! Il dort au fond de l’eau, tout peinard… Sinon, un voilier s’est écrasé sur Piana. Ils étaient quatre à bord, ils ont sauté sur l’îlot et sont dans la tour. Leur bateau a coulé. J’appellerai Calasetta pour qu’ils se déplacent ; ils n’ont pas voulu venir hier car c’était trop démonté mais aujourd’hui ils devraient, je pense…

― Tu dis qu’il y a des naufragés sur Piana ? Ils vont bien ?

― C’est l’impression qu’ils ont donnée hier matin.

― Et… Il n’ont pas un animal avec eux ? Une bête ?

― Quoi ? Non… Non. On n’a rien vu de tel. Pourquoi vous…

― Bon, appelle Calasetta. On se recontacte cet après-midi ? Salut ! »

Avant d’appeler les militaires, Antonio se dit qu’il avait besoin d’un peu de chaleur sèche. Il rentra dans la cabane. Dedans, il n’y avait plus qu’un seul homme, occupé à entasser des pierres pour faire de la place.

« Où sont les autres ? demanda Antonio.

― Ils sont descendus vers la pointe, avec le berger. Il voulait voir quelque-chose à propos de Piana, j’ai pas trop compris. Tu as eu l’équipe ?

― Ils sont au couvent d’Acrea. Ils resteront encore ce soir là-bas. Je leur ai dit pour les bergeries. Tu dis qu’ils sont partis sur la pointe ?

― Le mec voulait voir Piana, mais il n’a pas expliqué pourquoi… Enfin si mais c’était pas clair.

― Il reste du café ? Dis donc, on va manquer de bois sec. Je vais prendre un sac, voir ce que je trouve. Tu pourrais appeler Calasetta, rapport aux naufragés ?

― Si tu veux… Ils sont partis il y a pas cinq minutes. Prend d’autres sacs, c’est misérable cette contenance !

― D’accord ! » et Antonio partit. Les chèvres méditaient sur leurs bidons.

Le plongeur mit dix minutes pour rejoindre les trois autres. Quand il franchit le dernier monticule séparant le maquis du bord de mer, il fut frappé par le tonnerre continu des vagues qui se fracassaient sur les roches plates de la pointe, rehaussé ponctuellement par de gigantesques explosions d’écume sur la tour de Piana.

Au pied du vieux bâtiment, l’anse d’accostage semblait plus fréquentable que la veille mais, dix mètres après avoir quitté cet abri, le chenal n’était plus qu’une vaste marmite en fureur. Ce ne serait donc pas aujourd’hui qu’un bateau irait rendre visite aux naufragés. Avaient-ils seulement à manger, là-bas ? Et de quoi boire, de quoi se soigner ?

Antonio s’avança sur les roches. Cinquante mètres devant, il voyait le berger qui gesticulait en tentant de raconter Dieu sait quoi d’homérique au chef, tandis que Guido inspectait la tour avec ses jumelles. Le vent emportait les paroles, mais la discussion semblait passionnée. Quelques oiseaux de mer filaient devant les trois hommes, sereins comme toujours, heureux de pouvoir faire des acrobaties.

o0o

L’air sentait l’iode. Des paquets d’écume tremblotaient dans les failles, il pleuvait un peu, le ciel était merdique, et la mer plus en pétard que jamais ; « Un vrai temps breton » se disait le chef qui n’en croyait pas ses oreilles, car le berger lui en racontait une pas piquée des vers, mais joliment difficile à comprendre.

« La mia…hmm, die Mutter meiner Frau, che è un po’ “diana” come tutte le vecchie… zis night… »

Jettatura. C’est le mot italien pour sorcellerie. Mais le berger disait non non, pas sorcière, enfin nicht gänzlich mais un peu quand même, bref, cette nuit, la belle-mère rêve qu’une… unmöglich besta était née d’une tour. La vieille s’était réveillée en hurlant comme une locomotive, et avait tanné le cuir à tout le monde avec cette histoire jusqu’à ce que le père eût promis d’aller au couvent pour en parler au prieur et que lui, le fils, allât voir de près la seule et unique tour connue encore debout dans toute la péninsule. Et voilà qu’on lui disait qu’il y avait des naufragés là-dedans depuis hier matin ?

Mais c’était très inquiétant ! Car les vieilles mémés, voyez-vous, ont des antennes, par ici et, pour ce qui est d’annoncer des malheurs, elles sont toujours les premières, et les plus précises. Vous, d’Europe continentale, vous ne savez rien de tout ça ; vous croyez qu’on radote, qu’on est des culs-terreux imbéciles et pittoresques mais regardez moi bien, Capo, et regardez aussi ces montagnes, regardez-les bien… Vous croyez vraiment que des imbéciles pourraient survivre ici ? Entre les pirates, les Normands, les Génois, les Arabes, les Espagnols, les Maltais, les Vénitiens, les Allemands et, sauf votre respect, les troupes Italiennes et les prisonniers politiques du chien Mussolini, puis les Américains, puis les touristes du monde entier, sans oublier les années sèches, et les années sans thon, et les maladies des oliviers, et les maladies de la vigne, et toutes ces choses si précieuses et si fragiles desquelles dépend notre survie, on ne peut pas mettre tout ça entre les mains de gens idiots. Nous, on sait des trucs que vous, qui êtes des villes, vous n’avez plus besoin de savoir. Chacun son territoire, chacun ses compétences. Faites-nous la politesse de croire qu’on sait ce qu’on sait. Et donc les vieilles, oui, avec leurs antennes. Et parmi les vieilles, ma belle-mère, cette nuit, a vu venir un démon qu’elle ne connaît pas. Ah !

Le berger disait tout ça dans son patois, avec des italianismes, des germanismes, des anglicismes, et toutes sortes d’autres barbarismes, en un sabir indescriptible de polyglotte détendu que les citadins qu’il avait en face de lui ingurgitaient certes sans broncher, mais avec tout de même l’air un peu opaque de l’intellectuel débordé.

Il fallait prévenir Acrea de la présence des étrangers sur Piana ! C’est fait, lui répondit Antonio, qui s’était approché. Il y avait aussi une exorciste, dans une vallée près du couvent. À prévenir, elle aussi. Bon sang, tout ce qu’il fallait faire… Pour le coup, cet îlien taciturne, tout à son programme de contre-mesures, était sorti de sa réserve. Puis, se rendant compte soudain du spectacle qu’il offrait, il se calma, peignit sa moustache qui frétillait dans le vent, et ne dit plus rien, se contentant de regarder la passe d’un œil amer.

Guido avait ramassé une conque échouée, un de ces gros coquillages dont la bête est orange, avec la tête jaune rayée de noir. Le triton bavait dans sa main, son labre fracassé par des chocs sur les roches, et il semblait vilainement blessé : le pied était entaillé en trois endroits et l’opercule ne tenait plus beaucoup à la chair.

Guido rejeta la pauvre bête de toutes ses forces dans la passe, là où les fonds descendent rapidement, pour que l’animal y fût à l’abri des vagues. Le chef regardait Guido faire sa bonne action, et racontait à Antonio toute l’histoire du berger et du monstre de la tour. Puis tous deux regardèrent l’indigène qui, optimiste, se roulait une clope dans la bourrasque en les écoutant, les yeux pétillants : hé hé, c’est ça les gens d’ici, mon gars ! Au courant de tout même si on ne peut rien voir ! De la tour, personne ne sortait. La troupe repartit aux Bergeries en ramassant du bois sec.

VIII

AGHATION : démon aux formes imprécises, qui ne se montre qu’au plus fort du soleil. Métamorphe de talent. Comme tout démon, on peut enfermer sa chair dans un talisman, dans une bouteille ou dans un anneau magique – mais c’est toujours provisoire, et de toute façon l’esprit échappe aux chaînes.

Sur Piana, Agathion libéré se prélassait dans le jour, heureux d’avoir de nouveau un corps, et d’autres en réserve partout sur ces beaux territoires qui se déployaient au sud-est de sa position.

De son regard perçant, il observa, par dessus le bras de mer, les fourrés et les buissons de l’autre rive. Il détailla les humains qui discutaient là. Puis il leva les yeux vers la montagne, que les nuages coupaient à mi-pente. Jamais il n’aurait pu imaginer meilleur endroit pour se creuser un nid discret. « Mon royaume commence ici » songea-t-il. « Je vais prendre le corps de la petite fille, j’y serai plus efficace pour approcher les gens. Têk ! » Il rentra dans la tour.

FIN

Je sens bien que cette histoire pourrait s’étaler comme une grosse nouvelle, voire un petit roman. Or ce n’est pas ici le lieu adapté. Je coupe donc le récit à un moment pas trop frustrant. Cependant, on pourrait envisager des suites, et ce serait alors le bon moment pour me suggérer des éléments de scénario. Qu’en dites-vous ? Ne vous pressez pas, mais ce serait bien agréable de recevoir vos idées par voie de commentaire, et d’en discuter. Je m’engagerais alors à faire le scribe. Voili voilou. Signé Berger.

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