Sortie de l’état de nature – 1

ererer

Homo habilis Leakey, Tobias & Napier, 1964. Naturmuseum Senckenberg, Frankfurt am Main, Allemagne. Domaine public.

J’étais en train de discuter avec l’ami Thibaut et l’ami Etch quand il me prit soudain l’envie de devenir grandiose et lyrique. Puisqu’il était, dans notre conversation, question de solidarité, je ne pus m’empêcher de faire partager à mes compères une conclusion qui m’était venue après maintes cogitations : « C’est la solidarité qui nous a permis de sortir d’Afrique ! Sans la solidarité, qui fut la grande affaire des Humains, nous y serions encore ! »

Etch, qui porte en lui un sang africain beaucoup plus récent que le mien – qui date au mieux du temps des invasions maures –, se raidit et émit un « Quoi ? » assez sec, tout en ouvrant des yeux ronds, ce qui est toujours mauvais signe. J’insistai, inconscient de l’énorme boulette que j’étais en train de commettre. « Comment ? » articula Etch, dont les yeux devinrent carrés, ce qui m’inquiéta encore plus. Et je compris : j’étais en train d’insulter un continent tout entier ! Pour un gauchiste bien rouge comme il se doit, vert pomme et antiraciste par conviction autant que par nécessité, c’est le pompon suprême. Comment faire ?

Je repris depuis le début. « Imaginez que nous sommes, de tous les Vertébrés supérieurs, ceux qui ont été le plus dépourvus de tout : nous n’avons pas de crocs mais des quenottes, nous n’avons pas de griffes mais des ongles, nous ne possédons ni dards ni cornes ni carapace, ni venin, ni ailes, ni queue fouettante, ni fourrure ni vibrisses ni rien. Nos oreilles n’entendent que pouic, nos nez ne reniflent rien, et nos yeux sont tout à fait médiocres. Bref : perdus dans un océans de bêtes toutes plus monstrueuses les unes que les autres, nos ancêtres n’ont dû leur survie qu’à la solidarité, la seule arme qui fût à leur disposition pour échapper au triste destin d’être toujours la victime que le monde entier boulotte. »

La solidarité, caractère probablement inné mais aussi, chez nous, acquis au contact d’autres espèces qui la pratiquaient et que, grâce à notre puissant cerveau, nous étudiâmes, « fut ce qui nous permit de conquérir l’Afrique, puis d’en sortir pour nous jeter sur le reste de la planète !

— Ah je comprends, me dit Etch. En fait, tu voulais dire que c’était la solidarité qui nous a permis de sortir de l’état de nature ! La sortie d’Afrique n’en étant qu’une conséquence…

— Bien dit ! Exactement ! De l’état de nature ! Ouah ! » Comment pouvais-je n’y avoir jamais pensé ? C’est que je n’avais rien lu de Rousseau que son amusant Émile, et que je n’avais découvert Hobbes que cette année. Etch, qui avait plus de notions que moi sur ces deux penseurs, n’avais pas eu la moindre difficulté à mettre un mot sur un concept autour duquel je tournillais depuis des mois : la sortie de l’état de nature. On est un peu bouché, parfois.

La fabrication de l’Humanité

Nous ne pouvions pas naître à un meilleur endroit. Car il n’y a pas de berceau plus sauvage que l’Afrique, surdopée, foisonnante de vie, remplie de prédateurs infatigables et de petites proies surarmées. Le dessin de la pyramide alimentaire de ce continent fait apparaître toute sortes de carnivores occupés à s’entre-assassiner, que redoutent et combattent d’abominables herbivores géants tels que rhinocéros, buffles, éléphants ou hippopotames. Viennent ensuite une foule d’espèces bien retorses, agiles, musclées, rapides, venimeuses, volantes, piquantes, mordantes et fourmillantes, jusqu’aux Singes, jusqu’aux Hominiens qui, pour leur malheur, ne firent pendant des ères entières peur qu’aux écureuils, aux coucous et aux musaraignes.

L’Afrique est le pire de tous les continents possibles pour qui a les capacités physiques d’un caniche. Alors, quand on part d’aussi bas dans un endroit aussi dingue, on ne peut s’en sortir qu’en devenant un monstre inédit. L’Afrique fut notre arène d’entraînement. Nous serions nés en Amérique du Sud, nous y serions encore, tellement ce continent est calme en comparaison de notre berceau.

Comment, pourquoi avons-nous fini par nous considérer partout comme chez nous ? Pourquoi n’avons-nous même plus peur des requins, que nous commençons à vouloir protéger ?

On pense que c’est à cause de certaines mutations dans les séquences régulatrices des gènes du développement de la tête – dans un gène, une séquence régulatrice gère la façon dont la séquence codante agit : un peu, beaucoup, lentement, rapidement ; c’est un adverbe.

Nous naissons et demeurons jeunes. Notre espèce est la seule de tous les Hominidés à conserver jusqu’à la mort des caractères juvéniles qui, tous, ont favorisé à la fois notre dépendance à l’égard de nos congénères, et notre survie grâce à une formidable capacité de comprendre, de théoriser, d’expérimenter et de conclure.

Quels sont nos caractères juvéniles ? Pas beaucoup de poils, peu de menton, peu d’arcades sourcilières. Nous marchons debout comme les bébés singes au lieu d’aller à quatre pattes comme les grandes personnes.

Un joli trait, et non des moindres, nous explique bien des choses : le vagin des femelles humaines est cambré vers l’avant, comme chez les petites filles des autres singes, au lieu d’être cambré vers la colonne vertébrale comme il est d’usage chez les guenons adultes. Ce qui fait que les humains s’accouplent par devant. Mais comme les mâles de cette espèce ont gardé, de leurs ancêtres, un goût prononcé pour les signes sexuels de l’ancien temps, époque où ils allaient à quatre pattes et ne voyaient des filles que leurs popotins, ils sont toujours très attirés par les fesses ; chez eux, un bon postérieur vaut mille promesses. Ainsi, en France, où l’on est volontiers traditionaliste, les histoires de sexe sont-elles appelées des histoires de cul.

Mais le trait le plus étonnant, c’est notre tête, au développement de laquelle fut apparemment collé l’adverbe le plus éruptivement outrancier de tout le vocabulaire du Bon Dieu. Nous sommes tellement jeunes que, tout comme les juvéniles des autres singes, nous avons une tête disproportionnée ; mais la nôtre est si énorme qu’il faut que nos mères nous expulsent avant terme, ce qui fait que nous naissons encore à l’état de larves, incapables de rien faire sans aide, prématurés d’office. Cependant, c’est cette grosse tête qui nous aura sauvés des hyènes, des serpents et des lions.

La grosse tête :

Il y a, chez les Hominidés, une règle qui établit une relation directe entre la taille du cerveau et l’ampleur du système sensoriel-moteur. Gros muscles, gros cerveau ; petits muscles, petit cerveau. Vaste bidoche, vaste caboche.

On peut ainsi établir un graphique, avec en abscisse le poids de la bête, et en ordonnée son cubage cérébral. On obtient, depuis le gracile Pan paniscus jusqu’au massif Gorilla gorilla, une ligne relativement droite, qui indique assez clairement que tous les Hominidés respectent un même rapport cerveau/biceps. Cette ligne est un peu courbe, car la relation n’est pas tout à fait proportionnelle : le cerveau gonfle légèrement moins vite que la chair.

Et où sont les humains, dans ce beau graphique ? Ils sont terriblement loin, bien au-dessus, tout à fait dans les nuages. En outre, le long du temps, l’accroissement du volume s’accélère. Une vraie fusée :

  • Lucy : 300cm3, 1m10, il y a 2,5Ma, pointe le museau au-dessus de la ligne commune.
  • Ses enfants, chétifs Australopithèques, 45kg tout mouillés, ont un cerveau de 400 à 450cm3. Déjà, ils pulvérisent la norme. Le meilleur chimpanzé moderne ne leur arrive pas à la cheville. Mais voyez la suite :
  • 700.000 ans plus tard seulement, voici le roi de l’outillage, 1m30, 600cm3 ; habilis, qui aurait été ravi de recevoir une perceuse à piles pour son anniversaire.
  • Ensuite vient ou viendrait erectus : 55kg, mais 1000cm3 !
  • Et puis là, il y a 120.000 ans, Homo sapiens : 50-55kg, 1m60 à tout casser, et pourtant… 1400cm3… Un moteur de grosse cylindrée monté sur une trottinette. Mille quatre cent centimètres cubes ! Si nous avions respecté la règle commune, nous ne devrions même pas en avoir quatre cent.

Nous ne sommes plus dans le schéma normal des Singes. Notre cerveau a été dopé. Nous avons reçu la connaissance du temps, avec les terreurs insondables du futur opaque. Nous avons reçu tout pouvoir pour observer, imiter, améliorer : songez qu’un enfant chimpanzé met des années à découvrir comment casser des noix, alors qu’il a sa mère sous le nez pendant tout ce temps-là, qui lui prépare sa nourriture ; nos enfants ne mettraient pas deux heures.

À suivre le 29 novembre…

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