La solidarité anime nombre de nos histoires
Combien d’exemples, encore plus édifiants que celui qui vient maintenant, ont pu nous impressionner au cours des âges, et nous mettre sur le chemin de la plus radicale des solidarités !
Kruger Park est une vaste réserve de vie sauvage qui se trouve dans l’est du Transvaal, à la frontière avec le Mozambique. Lions et buffles y vivent tranquillement, les uns mangeant les autres comme c’est la tradition depuis des centaines de milliers d’années. Mais un jour, il se passa quelque chose qui mit en émoi une bande de touristes en visite dans le parc sans penser à mal, et qui les transforma en rebelles dignes du Front de Gauche, prêts à bouffer du lion à la première occasion. Voici ce qui se passa.
Un troupeau de buffles longeait paisiblement la berge d’un lac quand le grand mâle de tête détecta une menace tapie dans les herbes devant lui. Il s’avança, suivi de quelques membres de son clan, en direction du danger. C’étaient des lions, rampant aplatis, jaunes sur l’herbe jaune, et qui n’avaient d’yeux que pour cette viande qui venait à eux. Le grand mâle demanda le passage ; les lions répondirent en se jetant sur le groupe, qui détala.
Les prédateurs eurent tôt fait de rattraper un jeune buffle, qu’ils plaquèrent au sol mais, dans les roulades de l’instant, le groupe dégringola sur la berge et dérapa dans la boue. Calmement, on entreprit de remonter la prise vers le sec. Tandis qu’une lionne étouffait le veau en lui enfermant le museau dans sa gueule grande ouverte, les autres travaillèrent à l’immobiliser. Ceci prit du temps. L’enfant faiblissait. Un crocodile flaira la bonne affaire et se jeta lui aussi sur la proie, dans l’idée de la joindre à son garde-manger. Il s’ensuivit une courte mais intense bataille au cours de laquelle le pauvre gamin, écartelé mais toujours vivant, fut disputé par le crocodile et par les félins. Tout ceci sous les yeux horrifiés des buffles et des humains. « Ne peut-on rien faire ? » dit une personne. « C’est trop tard » répondit-on. « Le gosse est foutu. » Chez les buffles, on devait tenir de semblables propos, et la mère se désolait.
Cependant, le crocodile n’avait pas, dans l’eau du lac, d’aussi beaux appuis que les fauves dont les griffes tenaient fermement plantées dans la terre. Après un dernier coup de queue destiné à enlever le morceau, voyant qu’il n’arriverait à rien, le crocodile se recula. Les lions avaient vaincu. Ils remontèrent l’enfant sur l’herbe, et recommencèrent à vouloir l’étouffer. À cet instant, l’humeur chez les buffles changea, et les humains, devinant que quelque chose pouvait basculer, se tinrent encore plus attentifs.
Résistance :
Le troupeau avança, pétant de trouille mais résolu, la queue en l’air, et se mit en arc de cercle devant les lions en capture. Ceux-ci se relevèrent mais, voyant que les buffles ne pouvaient aller au travers de leur conditionnement et qu’ils hésitaient, tournoyant, ondulant mais n’attaquant point, ils se rallongèrent autour de l’enfant.
Tout d’un coup, un mâle n’y tint plus, et chargea. Une des lionnes se recula, et se fit courser par le buffle enragé. Cela donna du courage aux autres qui, en moins de dix secondes, se montèrent le bourrichon et se densifièrent, en front haineux face aux fauves. Le mâle revint et faucha une autre lionne, qu’il envoya valdinguer sous les cris admiratifs des touristes qui, à cette heure, n’en perdaient plus une miette et avaient pris fait et cause pour les buffles. Secouée mais indemne, la lionne bousculée prit la fuite en remontant le troupeau qui, dès lors, se scinda : les uns pourchassant la fuyarde, les autres pressant encore plus les lions restés allongés autour et sur le jeune buffle qui, étalé par terre, ne bougeait plus d’un poil. Était-il seulement encore vivant ?
C’en fut trop. Des cris de guerre furent lancés, le front se mit en branle résolument, les derniers lions se relevèrent, se raccroupirent, se relevèrent, ne croyant pas à la fin de leur suprématie. Chez les buffles, les dernières peurs furent balayées, et la force évidente qu’une masse de barbaque en colère peut générer devint manifeste pour tous, jusqu’aux plus pétochards qui, dès lors, se lâchèrent, et avancèrent. Au même moment, le jeune se releva. Une lionne voulut le retenir mais une bonne menace collective la fit abandonner.
Les derniers lions, acculés contre la berge, ne surent plus quoi faire. À quatre mètres d’eux, une trentaine de buffles, appuyés par une multitude d’autres derrière, étaient en train de les pousser peu à peu vers l’eau, qui se trouve être le pays des crocodiles. Un des fauves se releva et s’enfuit sans demander son reste. Il fut rudement raccompagné. La dernière bête restante fila à son tour. Alors commença pour de bon une chasse aux lions, sous les cris enthousiastes des touristes en 4×4.
Les lions ne voulaient ni ne pouvaient croire à ce qui leur arrivait. Ils en revinrent même sur leurs pas, étonnés au-delà du possible par cette charge contre-nature qui renversait tous les usages, effaçait toutes les certitudes. Voulant regagner du territoire et de l’autorité, un des félins s’avança vers le mâle de l’avant, qui lui meuglait des insultes. Mais il flancha. Il parada trois pas puis fit un très digne quart-de-tour à droite avant de s’enfoncer dans les fourrés, à la recherche de ses congénères dispersés. Le jeune buffle, qui avait retrouvé son troupeau, fut entouré, choyé, léché, et tout le monde prit conscience qu’une leçon unique avait été donnée : un lion, ça ne se subit pas, ça se chasse. La vidéo de cet exploit fit le tour d’Internet.
Cette scène a dû se dérouler de nombreuses fois au cours des millénaires, et les Hominidés en vadrouille, à la queue leu-leu sur un sentier, estomaqués par le cran des buffles, durent en retenir qu’un autre monde était possible, et que la fraternité, qui est une solidarité de combat, pourrait leur en ouvrir les portes. Dès lors, ce ne fut plus qu’une question de temps avant que l’Afrique, berceau de l’Humanité, n’en devînt l’arène où l’espèce s’entraîna jusqu’à être partout chez elle, relativement tranquille, et juchée au sommet de la fameuse pyramide alimentaire.
L’intelligence nous aura conféré la possibilité de bien saisir l’absolue nécessité de développer la solidarité. La sélection naturelle fonctionna à plein pour nous purger des affreux : toujours dans nos histoires les méchants et ceux qui les suivent perdent, et dans l’Histoire aussi. Quand les temps mûrissent, que les grands monstres s’entretuent au milieu des carnages d’innocents, la solidarité devient l’unique planche de salut possible.
Au-delà des portes de l’Afrique
Et un jour, les portes de l’arène furent fracassées. Il en sortit un démon. Des animaux il avait pris le meilleur : griffes, crocs, lames, boucliers, poisons, apparences et illusions. Jusqu’aux peaux dont il se couvrait. Cette chimère terrifiante qui, en souriant aux bêtes, leur montrait les dents, revêtue de leurs cadavres, regarda par la porte, au-delà de la mer, et rêva au monde immense qui se déployait devant elle.
Nous savons, par l’étude des variétés de l’Herpès, qui est notre plus fidèle parasite, que l’être humain, sorti de l’état de nature, quitta l’Afrique dans le secteur de Djibouti, et qu’il aborda l’Arabie vers Aden, à la faveur, peut-être, d’un abaissement du niveau des mers dû à une lointaine glaciation. Traversant la péninsule, ce fier Moïse avant l’heure découvrit les jardins calmes étendus entre le Tigre et l’Euphrate. Il s’y installa, et de là rayonna.
À cette époque, l’humain était beaucoup plus variable qu’aujourd’hui, à tel point que même encore maintenant, quelques archéologues soutiennent qu’il y eut plusieurs espèces cohabitant. Mais les études récentes suggèrent qu’il s’agissait uniquement de Homo sapiens Linnæus 1758, les uns râblés et prognathes, les autres filiformes et au crâne en obus, tous discutant, depuis leur porche commun, à propos des magnifiques horizons du futur, que le soleil couchant rougissait de gloire et de mystère.
Il nous avait fallu des centaines de milliers d’années pour nous implanter en Afrique ; nous allions nous répandre dans le reste du monde, si vide en comparaison du Berceau, en un claquement de doigts. Aujourd’hui, nous faisons le tour du globe en quatre-vingt heures.
L’atavisme, qui sert à tout expliquer de ce qui paraît nébuleux dans les couches fossiles de nos comportements, nous pousse encore à l’agressivité envers nos anciennes sources d’effroi. Mais depuis longtemps maintenant nous avons vaincu, et de très antiques histoires nous incitent à tirer un trait sur notre passé sauvage, pour nous civiliser.
Civilisation :
La civilisation est un processus qui institutionnalise la solidarité, et qui l’affine ; voyez Norbert Elias. L’exemple devant souvent venir d’en haut, ce sont nos vieux héros qui nous montrent le chemin. À commencer par Gilgameš, dont l’épopée est « antérieure de plusieurs siècles à l’Iliade et au Mahâbhârata », comme nous dit Jean Bottéro dans la présentation de ce vieux récit qui contient même en son sein une histoire datant pile du Déluge. Gilgameš, jeune prince arrogant d’une puissante cité, fier connard invincible, va s’associer après de chauds combats à son opposé parfait, le sauvage Enkidu, élevé avec les gazelles, pur et innocent, naturel, indomptable et sage. L’un va déteindre sur l’autre : aventures de tavernes, aventures en montagnes. Au cours de multiples péripéties où ils affronteront monstres de la nature et sortilèges, les deux amis vont se civiliser, s’humaniser. Leur force se soumettra à la sagesse. À leur mort, les dieux placeront leurs noms dans les étoiles pour que chaque mortel en soit éclairé.
Dans le bassin Égéen, c’est Héraclès qui tient le rôle, en débroussaillant les derniers restes de la sauvagerie brute du monde, pour y installer la droiture, le devoir, la règle et l’ordre. De sangliers en gorgones, le héros partout abattra la bête, jusqu’au plus profond du cœur de quelques rois brutaux. La civilisation est en marche.
Aujourd’hui, nous sommes arrivés aux confins de notre monde. Cependant, les peurs antiques nous taraudent toujours, alors qu’elles n’ont plus lieu d’être : notre puissance est sans limites connaissables. N’importe quel quidam en Europe mobilise plus d’énergie que Gilgameš le fit en toute sa vie de bambochard frénétique. La planète, notre nouvelle arène, est sur le point de s’effondrer sous nos coups. Nous n’en sortirons pas sans faire confiance à la nouvelle forme de solidarité à laquelle nous sommes acculés, sous peine d’extinction : la solidarité complète avec tout ce qui vit. Le Front de Gauche, en France, porte cette lumière – il n’est pas le seul, je tiens à préciser immédiatement pour ne peiner personne. Bienvenue à Ensemble, son troisième pilier, qui le nourrira d’esprits neufs.
Il est donc normal que nous nous sentions coupés de la population par de vastes abîmes d’incompréhension, car notre mission est double : apostolique évidemment, mais aussi prophétique. C’est que nous manipulons souvent des idées encore peu pensées, mais heureusement déjà pensables. Des alliances de circonstance avec les Écologistes, nos devanciers, sont donc dans l’ordre culturel des choses.
Illustration latérale : Héros maîtrisant un lion, Khorsabad, 713-706 av. J.-C. Domaine public. L’interprétation est la suivante : dompter la force sauvage pour la faire sienne, plutôt que la détruire.