.
Les relais se transmettent de la façon la plus inimaginable et ceux qui en bénéficient sont souvent ceux qu’on attend le moins au portique. Il est des confréries qui naissent spontanément, dans le feu de l’action ordinaire, et les combines les plus dicibles de certains de leurs membres ne sont pas toujours les plus reluisantes. Leurs legs opaques, non élucidés, sont souvent, par contre, les plus libérateurs et, en ce sens, les plus jouissifs, même dans leur petitesse. Aussi, et cela je dois l’admettre à ma courte honte, les secrets les plus suaves sont aussi ceux qui font vibrer en nous la chape toujours purulente et percolante de notre fibre coupable.
C’était au Collège de Le Gardeur et c’était il y a fort longtemps. J’y montais doucement en graine, ayant redoublé à deux reprises, une fois par rébellion, l’autre par simple paresse intellectuelle. Mon temps achevait. J’étais le grand échalas de la promotion et tout le monde avait un peu oublié mon nom. On me surnommait Double ou Doubleux ou Double Doubleux ou Agent double. J’aimais moins ce dernier surnom parce que ça faisait quand même un peu mouchard sur les bords. Je ne fais jamais le mouchard, moi, sauf… dans les cas de force majeure.
Monter en graine c’est toujours aussi perdre un peu ses repères. J’avais désormais peu d’amis, mes anciens copains s’étant tous égayés hors de ce premier bagne de l’enfance depuis un bon moment déjà. Je m’étais pourtant acoquiné avec un certain Civette. Il était vif comme un petit fauve, gracile, fin et agile et il y avait dans ses propos et se prestance malingre une sorte de nostalgie sourde qui faisait de lui le compagnon de conversation et d’action parfait pour la baderne collégienne que je devenais de plus en plus, au quotidien. J’étais suranné dans les faits, il était nostalgique dans la pensée. Cela fondait une compatibilité honorable qui créait la paire. Ainsi, par exemple, Civette était le seul petit jeunot avec lequel il était encore possible de jouer une partie de mississippi, dans la finesse de l’art. Les plus vieux se souviendront de ce jeu d’adresse un peu oublié se déployant sur une longue table vernie rectangulaire munie de hauts rebords et consistant à dégommer les rondelles de l’adversaire, disposées à l’autre bout en des combinaisons et dispositions variables, et à les faire tomber dans un puit rectangulaire coussiné se trouvant devant ledit adversaire. Un pur régal d’un autre âge. J’avais repéré, dans quelques grand débarras du collège dont la porte fermait mal, l’ultime table de mississippi du lieu et Civette et moi y passions des heures à faire claquer nos rondelles, après les cours, hors de l’attention du tous.
Il faut maintenant dire un mot des surveillants de salles, car ils auront un certain rôle à jouer dans l’implacable transmission du mièvre venin coupable des menus secrets en cause ici. On avait affaire au cas typique de la carotte et du bâton. Monsieur Simonet, gentil, affable, avait des moustaches à l’ancienne, un veston foncé bien taillé et de jolies mains. Il nous la faisait à la patience savante et à la tolérance inclusive. Léon-Léon, pion plus classique et plus brutal, le visage et la nuque rasés et taillés à la hache, nous tordait les bras et nous admonestait en serrant les dents et en nous promettant mille tourments. On le surnommait ironiquement Monsieur le Ministre en référence à une petite comptine de critique sociale venue du fond des âges qu’on lui assénait perfidement, encore à l’occasion.
Léon-Léon, le gros bombardon
A bien mérité les coups de bâton
Qu’il avait promis à tous ses petits démons.
Léon-Léon, ministre de l’éducation
Ce serait si bon, ce serait l’ultime solution…
On se situait donc à cinquante/cinquante sur la question toujours délicate et emmerdante des surveillants de salles. Moyenne honorable. Il en est de meilleures, il en est de pires.
Ce soir là, nous sommes donc, Civette et moi, restés à jouer au mississippi, dans notre débarras, plus longtemps que de coutume et c’est la pénombre s’engouffrant par les hautes et étroites fenêtres dudit débarras qui nous dicte éventuellement notre retraite, en rendant les rondelles, qui s’entrechoquent toujours, désormais quasi invisibles, dans la noirceur montante. Nous décidons donc de nous replier vers la grande salle des casiers qui, elle, est encore vivement illuminée aux néons crus. Nous nous sommes bien amusés et nous sommes de fort bonne humeur. C’est la camaraderie à son doux summum et je décide alors de révéler à Civette un de ces secrets de chaparde que l’on ne confie qu’au copain parfaitement fiable. Je le mène donc jusqu’à mon casier en lui demandant s’il a déjà vu une cassette en bois de rose. Il me répond que non et parait fort intrigué. Je le mène donc en silence jusqu’à mon casier, déverrouille ce dernier, l’ouvre, dans le raffut de tôle usuel, et en tire délicatement le merveilleux coffret de bois rosâtre dont j’ai décidé de montrer le contenu vieillot et subtil à mon ultime compagnon. Je suis sur le point d’ouvrir la cassette de bois de rose et Civette émerveillé écarquille bien ses yeux de petit fauve chafouin, fin paré pour la révélation sublime et inspirante du secret du moment, quand le bruit lourd et caractéristique d’une porte coupe-feu qu’on rabat interrompt notre action. Nous dressons la tête. Je jette promptement la cassette de bois de rose, toujours solidement close, sur un pantalon de denim roulé en boule au fond de mon casier, referme ce dernier en un claquement métallique vif et nous nous ruons ver la périphérie de la vaste salle illuminée. Au fond de cette dernière, un bras traître et malotru est effectivement à en refermer la lourde porte coupe-feu. Nous fonçons. Nous arrivons à la porte qui est désormais verrouillée et nous distinguons à travers sa fenêtre, renforcée de filins métalliques, la face grimaçante de Léon-Léon. Monsieur le ministre fait non du chef d’un air goguenard, en complétant ses tours de clefs. Incroyable mais absolument vrai. Ce vieux misanthrope impénitent vient de nous enfermer dans la grande salle des casiers. Autant dire que, ayant tout son temps pour verouiller les autres portes utiles de cette sinistre boîte à savoir, il vient littéralement de nous enfermer dans le collège. Je ne sais pas si Civette devine ce que cela implique mais moi je le sais parfaitement. Le soir tombe, inexorablement. Il me revient en mémoire, en rafale, des vers, ma foi, fort passables, lus il y a bien des années, quand nous nous piquions encore de Belles Lettres en ces sinistres lieux. C’est un sonnet, un vrai sonnet sonnant, sur rien de moins que la routine veilleuse et vétilleuse du vieux veilleur de nuit du Collège de Le Gardeur. Ces vers avaient été pondus par un collégien de jadis, resté justement coincé dans la baraque, pour toute une nuitée entière. Ysengrim, un confrère suranné, moustachu, barbu, lippu, disparu depuis belle lurette, avait de fait décrit son aventure ainsi, dans un bêtisier étudiant du temps d’antan:
Lucien Fanal, veilleur de nuit de mon collège,
Ce vieillard là était une sorte de mythe.
Quand j’aperçus sa face pâle et décrépite
Je sentis que j’avais commis un sacrilège.
Mais il ne me vit pas. J’étais trop bien caché.
Sa silhouette brune et cassée me frôla.
Quand son fanal devint le feu de l’œil d’un chat
Sans demander mon reste, je me retirai…
Quand je pense aujourd’hui à cette nuitée là,
Je me dis que c’est plus la force des légendes
Que la force des bras qui déclencha ma peur.
Lucien Fanal claudique pour toujours de ce pas
D’ancestral surveillant, bardé de réprimandes,
Dans tous les collégiens, au rythme de leur cœur.
La sagesse d’Ysengrim étant ce qu’elle est, et les secrets qu’il n’avoue pas étant sans doute bien inavouables, je suis assez certain que ce Lucien Fanal inamovible, ou son correspondant contemporain, n’est pas foncièrement un mauvais homme. Je l’imagine, même vieilli, aussi affable et serein que notre bon monsieur Simonet, en remplaçant simplement la canne par une solide lanterne de marin. Ceci dit, je ne sais pas comment ces choses se réglaient du temps d’Ysengrim le rimailleur, mais aux jours d’aujourd’hui, si le veilleur de nuit nous épingle dans le collège verrouillé, c’est une infraction. Il appelle les constables, un constat est dressé, bon… je n’ose même pas imaginer la tronche de mes parents. N’ayant nullement envie de me planquer toute la nuit, je n’en mène pas bien large. Et Civette ne vaut guère mieux. Il n’a pas du se servir à lui-même un raisonnement aussi lyrique et perfectionné que le mien mais il reste qu’il a du déboucher sur des conclusions similaire aux miennes: rencontrer le veilleur de nuit, ici ainsi, vraiment, non merci.
Sans nous concerter, nous nous sommes compris. Dans l’espoir de trouver une fenêtre ou une porte qui aurait été laissée ouverte par l’infâme Léon-Léon, nous nous éparpillons dans toutes les directions. Nous parcourons des couloirs, faisons irruption dans des salles de classes sombres, grimpons et dévalons des escaliers antiques, boutons vainement des battants verrouillés qui ne bronchent pas. Le temps presse. Il y a urgence et c’est dans l’urgence que la vraie chape des secrets se fendille, sans même qu’on s’en avise exactement. Nous sommes à dévaler le vieil escalier ouest, un des derniers datant du temps de la structure d’origine de la construction, quand je m’arrête pile au milieu de ce dernier, foudroyé par le plus vif des souvenirs coupables. Civette, qui court devant moi, se retourne.
« Voyons, Double, grouille-toi. Le veilleur de nuit va finir par se montrer.
– Inutile de te presser, mon Civette. Je viens de trouver la sortie.
– Ici, dans l’escalier ouest?
– Oui. »
Civette remonte vers moi, tout essoufflé, en se tenant à la lourde et dense rampe de vieux chêne noir. Ses yeux brillent et il tremble comme une feuille. Mais il trouve encore la force de protester.
«Tu dérailles, mon pauvre Doubleux. Cet escalier descend jusque sous le collège. Il rejoint les stationnements souterrains et se raccorde à ces derniers par une solide porte de fer qui est la toute première que Léon-Léon verrouille. Il n’y a pas de sortie par ici.
– Tu connais bien ta topologie, gars. Nous sommes ici à l’exact point de jonction entre la structure ancienne et la structure nouvelle de la construction et tout est effectivement solidement claquemuré. Sauf que… Allez, boucle-la et passe moi ton stylo télescopique.»
Civette tire le stylo de sa poche. J’étire ce dernier en une baguette d’un bon mètre de longueur et, sans quitter l’épaisse et large marche, marquée d’un signe discret dont je tairai la nature, sur laquelle je viens de tomber en arrêt, je me penche de tout mon long sur la rampe qui longe, en son ample angle aigu, le mur de fondation, fait de solide parpaing antique, contre lequel le vieil escalier de chêne noir est délicatement disposé. Une distance de soixante bons centimètres sépare la vieille rampe de l’escalier de la surface blafarde du mur de fondation. Mon fin bras tendu verticalement est presque aussi long que la hauteur de la rampe et le stylo télescopique me fait plonger environ un mètre plus profond, entre le mur et l’escalier. Dans l’obscurité absolue, je frappe sous moi le flanc du vieil escalier avec la pointe ultime dudit stylo télescopique. On attendrait le toc sourd du bois de chêne de la solide charpente du vénérable échafaudage. C’est un singulier tintement métallique qui se fait entendre. Civette en reste coi. Il me demande ce que c’est que cela. Je lui réponds qu’il s’agit là du dernier palier survivant d’une ancienne échelle de secours en cuivre dont le passage bée encore juste là, ici en bas, sous nous, oublié, et dont le point de chute est au-delà de la porte de fer verrouillée des stationnements souterrains. Avant qu’il n’ait le temps de s’interloquer et de m’interroger sans fin, je lui rend son stylo télescopique qu’il racotille nerveusement et rempoche. Je lui explique en détails la procédure et m’engage dans celle-ci sans autre forme de tergiversation.
Je chevauche puis franchis la rampe de l’escalier en ce point spécifique, m’insinue entre l’escalier et le mur de fondation et me laisse glisser au bout des bras, tenant prudemment la rampe, puis ses barreaux verticaux, puis le rebord de la marche marquée du petit signe secret, jusqu’à ce que mon pied touche l’unique échelon de cuivre préalablement détecté. Je le teste du talon et sa séculaire solidité ne bronche pas. Il est épais, dense, cylindrique, fixe, immuable. M’appuyant alors sur le mur de parpaing, je m’accroupis sur ledit échelon et finis par le saisir des deux mains. Je me laisse alors glisser les jambes et les fesses le long du mur de fondation et en viens à descendre jusqu’au point de pendre par l’échelon. Je pivote, en inversant la position de mes mains, comme sur une barre fixe. Me voici qui pendouille dans le vide, à bout de bras, sous le barreau de cuivre, face au mur de fondation, dos au flanc de l’escalier massif. C’est le point de non retour. Mes pieds n’ont plus prise sur rien. Ils flottent dans le gouffre. Un adulte ne pourrait probablement pas s’engager dans ce qui va suivre. La dernière fois que j’ai fait cela, je n’étais moi-même pas plus gros que Civette. Le palier où je pendouille maintenant est du genre échelon de sous-marin. Il est donc à bonne distance du solide flanc de bois de l’escalier et, comme je l’ai bien expliqué à Civette, il faut maintenant se laisser pendre en serrant calmement la barre de cuivre et bien attendre de ne plus ballotter ni d’avant et d’arrière (il faut éviter le risque de s’écharper le dos sur le bois du flanc extérieur de l’escalier de vieux chêne ou de se raboter la face sur le parpaing du mur de fondation), ni latéralement (il faut éviter de rater les rebords du puit qui servait de passage à l’ancienne échelle). On cible un gouffre rectangulaire bien circonscrit d’environ un mètre (largeur de l’ancien puit) sur soixante centimètres (distance entre le mur de fondation et l’escalier ouest). Ledit gouffre est noir comme la nuit et seul cet ultime palier d’échelle de cuivre en atteste imparablement et l’existence et les délimitations. Il est bien inutile de mater ou de gamberger. De toute façon, on ne peut pas pencher la tête pour scruter, cela fausserait la position du corps qui pend sagement. Il faut attendre de pendouiller parfaitement dans le vide, les bras et les jambes bien droits, comme un lièvre qu’on va peler ou un plongeur inversé ou un trapéziste en fin de spectacle, immobile, droit. Puis, il faut miser. C’est ce que je fais, en espérant que certains détails vieux de plusieurs années sont toujours présents dans la disposition générale de la chose. Dans un silence mortuaire, je finis par lâcher le barreau de cuivre, les jambes et les bras bien serrés et allongés au maximum. La chute est d’un peu moins de quatre mètres et -oh soulagement!- je me reçois dans un espace nettement plus ample, sur un de ces vieux matelas de palestres bleu foncé, roulé en cigare, qui s’affaisse sous mon poids en laissant furtivement deviner que le secret de l’escalier ouest a fort probablement encore des adeptes épars en notre vénérable institution. Trop grand et trop lourdingue désormais pour ce genre de singeries, je ploie de tout mon long vers l’avant, percute le mur de parpaing à l’atterrissage, me fracasse le nez et bascule à la renverse. Je finis sur le dos, à bonne distance du matelas. Il fait soudain moins noir. Je sens la fraîcheur d’un courant d’air qui vient faire palpiter le sang suave qui chuinte subitement vers ma bouche. L’un dans l’autre, ça a fonctionné. La solution est donc toute proche. Je remonte promptement sur le matelas enroulé, en me nichant le nez dans le dos de la main. Je dresse la tête et hurle en chuchotant que tout est en ordre, qu’il y a même un coussinage et que notre affaire est bonne. Je me retire alors promptement pour libérer le passage. Civette est plus courtichet que moi, mais il est aussi plus agile. Il aura peut être un peu de difficulté en ouverture pour rejoindre l’échelon de cuivre, mais le reste de l’opération devrait se jouer pour lui sans encombre. Je n’ai pas l’opportunité de gamberger l’affaire plus avant, le voici qui atterrit sur le grand matelas en cigare et il boule comme un vrai lutteur de foire. Il est parfaitement indemne et se marre comme un bossu, les jambes en l’air et les bras écartés.
Nous repérons vite la porte de fer que notre petite plongée aventureuse nous a fait contourner et franchir. Elle est effectivement solidement verrouillée et ne s’ouvrirait même pas de notre côté. Nous nous avançons furtivement entre les rares bagnoles des stationnements souterrains. À ce moment-ci de l’aventure, je me dis, tout en reniflant morve et sang, qu’il serait toujours, à la rigueur, possible de se planquer du veilleur de nuit dans ces stationnements, car son mandat de surveillance ne s’étend pas jusque là. Mais voyons d’abord si nous ne pouvons pas, plus simplement, gagner le gros lot. Civette se dirige déjà vers une sorte de clarté ténébreuse zébrée de luminescences sporadiques qui ne peut être que celle de l’air libre. Il fait encore un peu plus frais. Nous montons un étroit couloir passablement pentu et débouchons entre deux gros arbustes taillés en sphères sur rien de moins que la façade antique du collège. Au loin, les bagnoles aux phares allumés circulent doucement en ronronnant sur le boulevard Le Gardeur. Nous nous éloignons promptement de la vieille construction. Comble de jubilation, en ombre sourde sur la lumière d’une des salles de la façade du collège, nous distinguons le profil aussi hideux qu’indubitable de Léon-Léon. L’envie de le narguer, nous monte dans le thorax, irrésistiblement. Depuis le trottoir se trouvant entre le boulevard Le Gardeur et la façade du collège, juste devant notre point de sortie, sans nous soucier de savoir s’il peut vraiment nous entendre, nous nous mettons les mains en porte-voix et nous nous époumonons, la joie au cœur… Léon-Léon, le gros bombardon a bien mérité les coups de bâton…
Nous marchons les yeux mi-clos sur le trottoir en éructant notre comptine dans une allégresse sans mélange. C’est alors que nous tombons pile sur monsieur Simonet. Le vieil homme à la veste sombre bien taillée et aux moustaches élégantes marche, devant le collège, de ce pas d’ancestral surveillant, bardé de réprimandes. Il est calme comme un grand fauve mais me parait bien petiot, soudain. C’est que, je m’en avise subitement, je suis désormais presque aussi grand que lui. Il ignore ostensiblement Civette et me toise, comme un ancien du cru toise un autre ancien du cru. Il balai du regard le parcours que nous venons de couvrir au pas de charge, Civette et moi, concentrant une seconde ou deux son attention chafouine sur les deux arbustes décoratifs taillés en forme de sphères entre lesquels nous venons tout juste d’émerger. Puis il revient lentement planter son regard d’acier dans le mien.
«Agent double, mon garçon, c’est vous? Venez-vous de trahir une autre confrérie? Et vous saignez du nez comme un porcelet, en plus, pauvre de vous. Un sang fort rouge, pour le coup. Vous voilà bien puni pour une gaffe, d’une baffe que vous méritez depuis un bon petit moment. Tenez, épongez vous les naseaux. Vous me le rendrez demain.»
Il me tend un petit mouchoir blanc que je m’empresse de maculer de mon sang corrompu. Je suis pétrifié, encapsulé dans le gilet de plomb de mon passé glauque. Civette, par contre, pur comme l’enfance ou presque, ne perd pas une seconde. Il vitupère en sautillant avec cette exaltation de fausse innocence que les gringalets courtichets dans son genre peuvent encore, pour quelque temps, cultiver.
« Vite, monsieur Simonet, vite, vite. Il faut absolument que vous nous laissiez rentrer dans le collège. J’y ai oublié ma gourmette sur le rebord d’une fenêtre. J’ai franchement vraiment peur qu’on me la vole.
– Non, non, les garçons, le collège est fermé à cette heure. Je partais, justement. Rentrez chez-vous. On verra tout ça, demain… »
Le vieil homme dit cela en me regardant avec, dans le fond de l’œil, cette lueur secrètement pétillante qui laisse pointer le fait qu’on n’est bel et bien dupe de rien. La tirade paradoxale de Civette est cependant fort habile et le vieux surveillant peut sans problème affecter d’y avoir mordu. Nous nous retirons sans autre forme de boniment.
Il y a bien des années, le gouffre de l’escalier ouest avait servi, à des étudiants séditieux du temps, de voie d’accès pour faire entrer des tracts et des livres socialistes, dans l’enceinte du collège. Ils les recevaient, pas ballots entiers, d’une cellule subversive quelconque de la ville et les hissaient, avec un câble et une nacelle, par ce vieux puit d’échelle de secours oublié et, de là, ils les faisaient circuler, comme quelque fiévreux malaise social, dans toutes les veines et artères institutionnelles. J’étais gros comme Civette à l’époque et, vu qu’un de ces séditieux me tyrannisait sans arrêt, j’avais fini par les espionner tous, refaire leur trajet, éventer leur combine et les moucharder sans vergogne. Mais, un relais restant un relais, je n’avais pas pour autant trahi la subtile nature du goulot d’entrée de leur littérature incendiaire. Ils s’étaient tous fait virés du collège et, finalement, je m’en étais voulu à mort, parce que leur cause était, l’un dans l’autre, fondamentalement juste. J’avais du les sacrifier tous pour me sauver de la violence abrupte d’un des leurs, cette brute, ce rançonneur. C’était… c’était un cas de force majeure. Vraiment… Ah, pourquoi faut-il donc qu’il y ait toujours des casse-pieds virulents et des fiers à bras obtus dans les rangs des groupuscules défendant les causes les plus légitimes? Et surtout, pourquoi les autorités supérieures du collège n’avaient-elles pas recherché plus avant un moyen de localiser et d’obstruer ce puit subversif, à l’époque? Cette portion du mystère m’échappe encore, mais quelque chose me dit qu’elle n’échappe pas exactement à monsieur Simonet. C’est que ce vieux crypto-rouge a, lui aussi, ses chapes de secrets stratifiées dans le fond de l’être… Personnellement, je n’explique rien de tout cet imbroglio de vieilleries mystérieuses à mon jeune compagnon de jeu de mississippi. Je voudrais bien le faire mais je me sens trop minable et honteux pour m’y résoudre et, surtout, à quoi bon? Ce qui compte ici, en fait, est que le secret, toujours partiellement opaque, de l’escalier ouest soit, une fois de plus, relayé en toute spontanéité, et selon les modalités contemporaines. En fera ce qu’en voudra son nouveau dépositaire juvénile: Civette.
Civette d’ailleurs tranche mon petit dilemme miteux pour moi, sans même s’en aviser. En effet, il se moque complètement de ces vieilles histoires fumeuses et séditieuses. Pour lui, c’est rien d’autre que le contenu de la cassette de bois de rose dormant encore au fond du casier de ce bon vieux Double Doubleux qui est le secret qu’il aspire le plus vivement à percer… Et, de cela, il ne démordra pas… On ne l’interrompra pas deux fois, dans cette quête. Chaque génération a ses enjeux fumants et ses mystères sondables et solvables, je suppose.
.
.
.
Quel merveilleux récit !