Pourquoi j’abhorre les DRM (point de vue de l’auteur)

2014_05_01_a

Emblème de la maison d’édition Elsevier, qui jadis diffusait du savoir, et qui aujourd’hui fait surtout de la captation de connaissance, ne la relâchant qu’au prix fort. Et c’est légal. La devise dit : il n’est pas seul. Aujourd’hui, si.

Introduction

DRM : Digital Right Management. Verrou logiciel installé dans les produits numériques de consommation, de manière à en altérer ou interdire l’usage au-delà d’une certaine limite soit quantitative soit géographique soit temporelle, ou sans une autorisation vérifiée. Ça ne pouvait pas être inventé ailleurs que dans un esprit avare, inquiet, ennemi déclaré de la copie privée et du partage, qui est ici associé sans discussion au piratage. Le DRM, ou Gestion des Droits Numériques, est un de ces nauséabonds excès auquel aboutit l’usage immodéré des facultés intellectives lorsqu’elles sont mises au service exclusif de l’avidité, sous le prétexte, en l’occurence, d’une « défense de la propriété intellectuelle. »

De la propriété intellectuelle

Déjà, il convient de se dire une bonne fois pour toutes que cette chose-là n’existe pas. Monsieur Albert Jacquart, de bienheureuse mémoire, a démoli le concept en déclarant au passage qu’il n’aurait été inventé que dans le but de tromper. Les idées, dit-il en subtance, ne naissent jamais de rien ; filles d’autres idées, elles atterrisent dans différents esprits, où elles nichent et se modifient. Et qui, alors, osera s’en prétendre l’auteur ? « Droit de possession exclusive d’un certain nombre de raisonnements », la notion de “propriété intellectuelle”, aussi impalpable que l’arc-en-ciel qu’utilise Jacquart dans son commentaire, ne pourrait exister que dans un monde où serait niée l’existence de ce fait tout simple qui est qu’un savoir, tout comme l’amour, se multiplie toujours en se partageant. Nota bene que les citations entre guillemets sont ici de Jacquart.

La « mise à l’intérieur du système économique » de pans entiers d’un raisonnement éradique toute possibilité de le prolonger sans payer quelque chose aux ayant-droits. Imaginez que vous vouliez concevoir un dirigeable stratosphérique : « Quelle est la valeur de la poussée d’Archimède ? » vous demanderiez-vous. La réponse, dans le monde du close data, ce serait : « Ouvrez un compte chez nous pour avoir le droit, en payant, d’utiliser la formule. »

Accepter d’envisager que la question du prix d’une idée porterait sur un objet réel (Archimède : « Voilà, je dis que mon idée coûte tant »), c’est s’enfoncer dans l’absurde du mercantilisme à tout crin. Étant donné que « ce qu’il y a de plus riche » dans toute activité intellectuelle, « c’est ce qui vient de l’extérieur » et qui, en se déposant chez toi, nourrit ton intelligence, comment pourrais-tu accepter sans souffrir que ces idées extérieures te soient refusées, elles qui non seulement te sont nécessaires mais qui aussi sont toutes des créations collectives, filles du temps et des multitudes ? « On aboutirait à l’impossibilité d’être poète », nous dit Jacquart, tout pensif devant cette constatation.

Accepter qu’une idée pourrait avoir de la valeur marchande, c’est accepter qu’il soit licite de voler quelque chose de libre. C’est donc se propulser au-delà de toute barrière morale – ce qui n’est pas pour nous étonner puisqu’on sait, depuis Comte-Sponville, que c’est dans le chaos amoral que se tient le capitalisme (la question de sa moralité ne se posant pas).

Mais les humains sont ailleurs, mes amies-amis. Et il n’y a pas plus anticapitaliste que l’art. Le marché qu’on en tire est un vol pur et simple.

L’inspiration est anticapitaliste

Pour pasticher la formule que donne le cheikh Muhammad Abduh dans sa Risâlat al-tawhîd, Cairo 1925 : « C’est le signe que l’homme trouve, en lui-même, d’un germe digne d’être porté au grand jour, avec la certitude que ce signe lui vient du monde, soit de façon immédiate, soit par un intermédiaire. » Voilà presque un truisme.

Originellement il s’agissait, dans l’ouvrage du cheikh, de définir la révélation. Jouons un instant avec ce dernier sujet : en le satellisant autour de celui de l’accès payant, les croyants parmi vous distingueront aisément ce qui différencie par exemple une secte d’une Église : la seconde diffuse son message intégralement et pour rien, tandis que la première vous fait les poches à chaque petit bout qu’elle vous concède. En passant, on découvre que l’artiste, dont l’œuvre, dit Ernst Jünger, possède génériquement « un puissant pouvoir d’orientation », se retrouve souvent dans le rôle d’un prophète.

Or, prophète, tu ne thésaurises jamais. L’assurance-vie n’est pas pour toi, ni les sinueux parcours de l’optimisation fiscale. Démiurge éphémère, tu tends tes filets au pays des nuages ; tes prises sont subtiles, inattendues, souvent jamais rencontrées. Il te faut découvrir des mots, des couleurs, des formes, des sons pour les matérialiser au mieux des promesses que tu leur auras trouvées. Et dès que tu veux faire de l’or avec ces cadeaux, le filet s’abat sur toi, alourdi du poids de ta monnaie. Dans toutes les fables où un pêcheur, ayant accédé à une existence raisonnablement supportable par la grâce du roi des poissons, s’agite pour devenir vraiment riche et demande trop, « tournant le dos à Dieu » comme dit l’expression arabe, il en devient ridicule et la mer se retire de lui. Ayant compris son erreur, l’homme renonce à ses rêves faux, et retourne à sa raison d’être. La vie remonte alors en lui.

Par conséquent :

Écrivain, tes lecteurs sont rares et souvent fauchés, voilà ta certitude. Quand ils se procurent une de tes œuvres, ils entendent bien, et c’est la moindre des choses, en être les possesseurs entiers : pouvoir la donner, l’échanger, la multiplier, et pourquoi pas la contrefaire. Tu ne peux rien leur ôter ; ce que tu as reçu, et qui t’a été librement donné, tu dois le donner librement aussi, de façon à ce que le don soit lui-même reçu avec la plus entière liberté. Toute altération de cette qualité est une corruption contre laquelle le piratage est la seule réponse moralement possible. Telle est mon opinion.

En conséquence j’affirme pour l’instant ceci :

• Attendu que les idées sont comme des graines au vent et qu’elles vont libres, se posant où le hasard les conduit, tu ne peux te prévaloir d’aucune d’entre elles. Tout au plus es-tu en droit de faire sentir que tu es un bon pêcheur ou une bonne pêcheuse d’idées, toi l’artiste, et que tu sais mettre tes visiteuses en forme car tu as du talent, petit ou grand. Tu es comme une hôtesse accueillante ; ce qui sort de chez toi sort plus enchanté qu’il n’y est entré – espérons-le.

• Attendu qu’il n’y a rien de plus sacré pour un artiste que son art, que tout cède devant lui, et que tout art, pour s’envoler au pays des amateurs, a besoin d’avoir les ailes libres, tu ne dois pas tenir ton œuvre enchaînée, sinon elle se transformera en une pauvre fille publique, esclave sans génie et sans joie ; les gens de goût s’en détourneront, et tu ne seras loué que par des critiques tarifés. Laisse donc ton œuvre vivre libre ; tu n’en entendras probablement plus jamais parler, mais à chaque fois qu’elle se posera quelque part, elle sera graine.

• Le DRM est un tue-l’amour. Ce truc est sensé te garantir qu’on te paiera chaque fois qu’on voudra consommer de ton produit ; eh bien tu seras aussi mal payé avec ça dedans que si tu n’avais pas mis de cadenas, et bien des gens te maudiront, et te voleront pour rétablir de l’ordre dans leur monde, ou se détourneront de toi et de tes créations.

• Le DRM est une pompe à fric, dont le tuyau de sortie n’est pas enfoncé dans ta poche ou dans celle de ton éditeur, mais dans celle du fabriquant du DRM. Car lui se paye en premier, faisant payer aux autres l’idée qu’ils seront moins volés.

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Artiste, tu ne seras de toute façon jamais riche par ton art. Ta vie entière, tu l’as orientée vers des sources qui ne déversent pas l’or mais l’eau vive ; tu ne peux donc rien exiger de ceux qui voudront te découvrir ou se nourrir de tes ouvrages. Demande-leur un peu d’argent, mais ne les empêche surtout pas de ne pas te rétribuer, car rien ne t’est dû. C’est ton choix, après tout, d’être fontaine et non citerne.

Fruit de rosier. Naturellement libre de droits, sans cadenas, et fertile. Image de Berger en (CC By-SA 3.0)

Fruit de rosier. Naturellement libre de droits, sans cadenas, et fertile. Image de Berger en (CC By-SA 3.0)

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