Les îles Kerguelen constituent un archipel situé dans le sud de l’océan Indien. Possessions françaises intégrées à l’ensemble des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), ces îles ne sont habitées que par une centaine d’individus dont plusieurs scientifiques qui y effectuent, à tour de rôle, des missions. Elles reçoivent parfois des touristes qui sont autorisées à prendre en rafale des photographies des éléphants de mer, manchots, otaries, pétrels et albatros qui vivent en grand nombre dans cet archipel. Pour le reste, les Kerguelen sont balayées en permanence par de grands vents et, sans être glaciales, s’avèrent assez peu hospitalières.
Contrairement aux touristes habituels, Laurent Margantin s’y rend, lui, pour se retrouver lui-même avec le texte, c’est-à-dire avec la littérature (il lit Dostoïevski, Toltoï, Kafka et même quelques Maigret…). Comme on peut s’en douter, il devient rapidement l’objet des moqueries des gens de passage qui comprennent mal qu’on puisse faire dix jours de bateau pour simplement s’adonner à la lecture… Mais Laurent Margantin s’en fout. Il est venu aux Kerguelen pour s’imprégner d’une vie autre que la sienne en la confrontant au texte et, ce faisant, à sa propre vie. Autrement dit, il est venu vivre aux Kerguelen, et non simplement s’y déplacer, comme le font certains touristes, pour prendre frénétiquement des milliers de photographies d’animaux que l’on retrouve en pagaille, et en bien meilleures qualités, dans les bouquins et sur Internet. Au fond, Laurent Margantin ne voyage pas, il va vivre ailleurs. Et c’est sans doute pour cela qu’il parvient à partager ce vécu dans ces îles qu’il fait revivre en nous grâce à sa plume parfaitement maîtrisée. Avec la seule puissance des mots (il n’y a aucune photographie dans cet ouvrage), il réussit le tour de force de nous faire sentir l’ambiance qui règne à Port-aux-Français, ce milieu composé de cette hiérarchie semi-coloniale à la française avec ses scientifiques, ses militaires, son « gouverneur », ses ouvriers mal payés venus de la Réunion, etc., ce milieu que j’ai tellement connu quand moi-même je vivais aux îles Comores à une époque où la France exerçait encore une influence déterminante sur les destinées de ce petit pays de l’océan Indien.
Laurent Margantin fuit d’ailleurs souvent ce milieu où le sport local consiste à casser du sucre sur le dos des uns et des autres. Même si cela nuit à la progression de ses lectures, il n’hésite pas à parcourir l’archipel et, à cette occasion, nous livre des observations fort pertinentes sur la faune de Kerguelen. À titre d’exemple, penchons-nous sur cet animal grotesque que représente l’éléphant de mer : « L’attraction sonore ici, qu’il pleuve ou qu’il vente (à vrai dire l’un ne va pas sans l’autre), c’est le beuglement des éléphants de mer. Je sais qu’on parle de chant, mais c’est un chant un peu spécial, qui terrifie quand on se réveille en pleine nuit et qu’on ne sait plus où on est. Ce sont des ronflements, des soufflements, des raclements, des grognements, des gargouillis de gorge, des sons rauques à répétition […] Ça n’arrête pas jour et nuit, la nuit on dirait qu’ils s’en donnent à cœur joie, et je me demande même si la pluie et le vent assez forts ces jours-ci ne les mettent pas un peu plus en joie, ne les stimulent pas. » Et encore : « L’éléphant de mer, une fois la période des combats derrière lui, s’adonne totalement au jeûne, comme s’il fallait en finir avec cette apparence énorme, ce surpoids du guerrier. Indifférent à l’homme, rejetant son propre corps, espèce de Bouddha des terres australes. » Et ça continue… Bref, en lisant Aux îles Kerguelen, vous en apprendrez plus sur cet archipel qu’en visionnant un documentaire de la BBC.
Aux îles Kerguelen est hors de tout doute un magnifique récit de voyage que je vous recommande sans hésitation.
- Laurent Margantin, Aux îles Kerguelen, Numériklivres, 2013, 1,49 euros.Disponible sur toutes les plateformes et, sans DRM, à la librairie Immatériel.