Tomber le masque :
Imaginez devant votre visage un porte-voix, béant, autour duquel on modèle la figure d’un caractère : le fils vertueux, de retour d’une lointaine guerre, ignorant des turpitudes familiales ; l’immonde salopard qui, jadis, a pris la place du père assassiné ; la jeune sœur ivre de vengeance, vierge brûlante de rage ; le traître superbe qui intrigue pour chasser tout le monde et garder la fille pour avoir la terre ; la servante qui sait tout, qui a tout vu et qu’il faudra étrangler ; et puis la reine… la reine qui défend ses enfants contre son nouveau mari, ou qui défend son nouveau mari contre, à la fois : ses enfants, la justice, les rumeurs. Les masques, dans la tragédie grecque, ont ces deux buts : porter la voix au loin, et afficher une tête. Pendant toute l’Antiquité, ces deux fonctions resteront rattachées au mot du masque, qui est Περσονα.
Persona, c’est, pour l’acteur qui joue au pied du mur, le porte-voix qui concentre le son, qui l’envoie rebondir contre la paroi pour se répandre dans les gradins. Persona, c’est, pour le spectateur assis là-haut, la figure du rôle, la tête de l’emploi. Mais derrière cette tête qu’y a-t-il ? L’acteur répondra : « Mais rien, bon sang ! Il n’y a rien ! Un bon acteur s’efface, il sait se rendre invisible, il manipule le pantin : robe et masque, cris, caractère, paroles ; il joue ! » Quand la pièce est réussie, les gens ne voient plus untel ou untel qui fait un rôle, mais le dieu en ses œuvres ; ils voient le roi piégé, le fils tourmenté par deux impératifs contradictoires ; ils voient ces chipies de Moires, et aussi les tremblants du Conseil, qui murmurent et n’osent jamais rien objecter. Et ceux qu’ils ne devinent jamais quand tout est parfait, ce sont les acteurs ; jusqu’à ce que, à la toute fin, ceux-ci tombent le masque pour recevoir, tout de même, l’ovation.
Puissance de l’habit endossé ! À tel point que, dans les vestiaires, le masque du monstre fait presque aussi peur que sur la scène, lorsqu’il beugle, mû par on ne sait quelle vie. Ici, il fait le fantôme, prêt à bondir.
L’on passe ensuite sans difficulté au latin personare, parler à travers, signifier par l’entremise de…, et à la moderne personnalité avec deux n, un par sourcil, qui, comme bien des mots en «ité», est une capacité… Capacité, ici, à déployer un, voyez-vous ça, personnage.
Or, braves gens, pour ce qui est d’en déployer, des personnages, nous savons le faire… Dès la sortie de l’enfance, l’on est, en général, champion en la matière. On endosse le rôle avec une rapidité déconcertante, une facilité enivrante, une efficacité stupéfiante, et aussi un peu de stupidité malodorante, puisque, l’habit faisant souvent le moine, l’on finit par s’identifier à son… personnage, poil au ramage et à la perspicacité de monsieur Jung, que l’on n’est pas invité à suivre en tout, mais quand même un peu parfois.
Plus sérieusement, et sans jeux de mots : la persona, à Rome, est, entre autres choses, un statut juridique. Droits, devoirs, entrées et sorties d’un microsystème socialement interactif que l’on pourrait nommer un citoyen, si ce terme n’était par trop humain… C’est, en quelque sorte, une interface, utile pour transformer n’importe quel Romain en unité de base, facile à brasser en nombre.
Exemples de personæ modernes : à l’armée, les jeunes gens sont des soldats ; au collège, les enfants sont des élèves ; en économie, les citoyens sont des consommateurs ; en politique, ce sont des électeurs, ou des crétins qu’on embobine. La persona habite les cases d’une base de données, et se manifeste par statistiques.
Mais pas seulement ! Les gargouilles, les figures sous les auvents, les têtes sculptées au ras des corniches sont elles aussi des personæ. Et encore, la persona est une fonction : par exemple, chef de l’État.
Enfin, si quelqu’un de personatus avance couvert (car la persona étant un rôle, un masque, c’est aussi une façon de se dissimuler – Cicéron, quand il traite Stalenus de personnage, ne lui fait pas un compliment), ce qui est personus est, par contre, retentissant, éclatant. Car personare, nous l’avons vu, c’est aussi gueuler, parler clair, à haute et intelligible voix ; au Sénat, au théâtre…
Au théâtre ? La personne est donc bien un rôle. Fontenelle, dans un dialogue de morts entre Laure et Sapho : « LAURE : Le Personnage d’une Femme n’est que de se défendre » tandis que Sapho attaque ses amants à coups de poésies (caractère de Sapho, personnage de Laure).
Alors, qu’est-ce qu’une personne ? Souvent c’est quelque chose d’artificiel, d’ostensible, d’un peu beuglant, et ce n’est jamais authentique : elle n’existe que dans le regard des autres. Même, il arrive que ce ne soit rien qu’une enveloppe vide, un masque, un habit ; et qu’y a-t-il derrière ou par-dessous ? Rien, rien que du rien. Du reste, personne, ce n’est rien, puisqu’il n’y a personne !
« La langue, a écrit Robert Triomphe, est d’un grand secours pour nous apprendre à reculer le point d’émergence des idées… » Ulysse, en jouant son rôle auprès de Polyphème, nous donne l’étymologie du mot. Penser aussi au cheval de Troie.
Un jour…
Un jour, Descartes a jeté dans le ciel le concept des atomes crochus ; il n’y a pas plus social, en somme : avec eux, vive le Velcro, les masques et les personnages. Du reste, il est très facile d’établir la relation qui existe entre personne et politesse, selon une boucle, encore une fois, de rétroaction.
Plus tard, avec le vingtième siècle, apparut le concept d’électron libre ; c’était lui, le crochet des atomes. On le considéra cependant comme un trublion, avec ses orbites en huit. En fait, il n’était pas si libre : il servait de liaison.
Deviendrai-je, moi du vingt-et-unième, une particule élémentaire ? « Dans la première sphère était l’être, et la séparation ; dans la seconde sphère étaient le non-être, et la disparition individuelle. Calmement, sans hésiter, il se retourna et se dirigea vers la seconde sphère. »
Alors quoi ? Bas les masques ?
Sources :
Robert Triomphe : Prométhée et Dionysos, la Grèce à la lueur des torches. Presses Universitaires de Strasbourg, 1999.
Michel Houellebeck : Les particules élémentaires. Flammarion, 1999.