J’ai lu la Guerre des mondes alors que je n’avais pas encore du poil au menton. Ensuite, plus tard dans ma jeunesse, j’ai vu les adaptations cinématographiques de L’homme invisible et de La machine à remonter le temps. Toujours j’ai été fasciné par ces films qui doivent davantage à l’imagination délirante de l’auteur qu’à la justesse de la prospective scientifique du savant. Aussi, quand l’envie m’a pris de lire un nouveau Wells, je m’attendais à passer un moment de détente avec une bonne histoire associée au genre S-F. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. Certes, le moment fut agréable, mais aussi fort déroutant car Wells, contrairement à Conan Doyle, pour ne nommer que celui-là, dresse un tableau percutant de la société occidentale au tournant du XXe siècle. En effet, le monde traverse une période fort sombre : en pleine crise de surproduction industrielle, il vit les deniers soubresauts du capitalisme sauvage pendant que se profile à l’horizon l’immense guerre à venir dont celle des Boers, avec ses milliers de victimes, constitue le prélude macabre.
Dans la première partie, intitulée La comète, Wells décrit la descente aux enfers de Williams Leadford, un adolescent exalté qui n’accepte pas le monde tel qu’il est, c’est-à-dire un monde d’une criante injustice pour les hommes et les femmes des classes laborieuses. Élevé par sa mère « dans une foi bizarre, archaïque et étroite, acceptant certaines formules religieuses, certaines règles de conduite, certaines conceptions de l’ordre social et politique, absolument sans rapport avec les réalités et les besoins de la vie quotidienne contemporaine », il professe des idées socialistes. Malgré les avis répétés de son ami Parload qui prédit une crise de surproduction susceptible d’appauvrir encore davantage les habitants de la région, il quitte son emploi en claquant la porte et se retrouve pratiquement à la rue. Dans ses nuits de veille, il constate l’avancée de la comète qui concurrence la lune par sa luminosité croissante. Parload prédit aussi qu’elle frappera bientôt la terre, mais il n’en a cure : ses préoccupations sont ailleurs, notamment vers Nettie, une jeune fille qu’il connaît depuis l’enfance et dont il est amoureux. Quand celle-ci quitte sa famille pour suivre Verrall, le fils d’un industriel local, il voit rouge, s’achète un revolver et se met à leur poursuite…
En cette première partie, fort enlevante, nous suivons les tribulations quasi tragiques du jeune Leadford jusqu’au moment où, alors qu’il s’apprête à commettre l’irréparable, survient le grand Changement au cours duquel un brouillard vert enrobe la terre de son aura. Alors le monde bascule dans une ère positive, une ère où les hommes sont « délivrés de leurs passions moins nobles, de la concupiscence vulgaire et animale, des pauvres éventualités, des imaginations grossières ». Pendant une centaine de pages, Wells décrit les effets du grand Changement sur la société occidentale. Des pages trop nombreuses, sans doute, pendant lesquelles le récit tombe à plat, atténuant forcément l’intérêt du lecteur contemporain.
En dépit de la seconde partie du récit pendant laquelle Wells livre un discours un peu mièvre, j’ai pris beaucoup de plaisir à lire Au temps de la comète qui constitue un réquisitoire exceptionnel contre le capitalisme, la propriété privée et la guerre, les trois sources de l’appauvrissement des masses populaires à la fin du XIXe siècle. À mes yeux, il ne fait aucun doute que, pour Wells, le Grand changement provoqué par l’écrasement de la comète sur la terre représente l’avènement de la Raison, celle héritée des Lumières qui offre une portée universelle au sentiment religieux, abolissant du même coup la propriété individuelle, les conflits entre les nations et l’exploitation de l’homme par l’homme. Bref, avec la comète, un sentiment de paix souffle sur le monde tout en préservant le sentiment amoureux, car « de la passion d’aimer le Changement ne nous avais pas affranchis ».
Wells, H.G. Au temps de la comète. Feedbooks, c1905