Merci Lérot! (Mémoire du Temps)

Mare-nenuphar

Merci Lérot !

une fable antiraciste par Mémoire du Temps

Une grenouille pistait un grillon sans prêter attention à son éloignement de la mare natale. Le soleil déclinait déjà lorsque le chassé, réfugié trop haut pour sa chasseresse, engagea le dialogue.

— Hé, Rainette ! Tu te trompes de proie : ta race de batraciens préfère les volants.

— Je ne veux pas te croquer, Titi Grillon, j’ai déjà dîné. Tu m’as intriguée, je t’ai suivi, c’est tout.

— Et tu t’es exilée loin de tes congénères ? La vie est dangereuse par ici. Regarde là-bas.

Un animal monstrueux, au pelage roux et aux longues moustaches, donnait de petits coups de patte à une bête bien moins grosse ; inerte, peut-être morte. Le colosse remarqua alors les deux autres et courut vers eux. L’insecte se dissimula, la batracienne sauta à perdre haleine. Le géant l’avait presque rattrapée lorsqu’une voix tonitrua : « Paprika ! Viens manger, le chat. »

La poursuite cessa, faute de traqueur. « Ouf ! » pensa Rainette. Soulagée mais curieuse, elle se dirigea vers le gibier abandonné. Cela ressemblait à un jeune rat tout mignon. Il respirait encore, quoique blessé à la nuque. De nombreuses plaies apparaissaient çà et là. Elle éprouva une forte compassion envers cet être si mal en point. Il mourrait si elle n’agissait pas.

Un doux clapotis titilla le petit cerveau : lorsqu’il avait beaucoup plu, des rigoles, d’habitude asséchées, se remplissaient et écoulaient le surplus d’eau vers sa mare. Un long et violent orage de grêle avait éclaté trente minutes auparavant. Un ruisseau spontané était apparu à moins de vingt centimètres. Rainette avisa une feuille de platane de forme ad hoc, tombée juste à côté du corps ; elle le roula dessus puis poussa ce brancard de fortune jusqu’aux flots. La nageuse émérite ne fut guère perturbée par le courant rapide et turbulent, son fardeau reposant à l’arrière contre ses palmes, ses pattes avant le dirigeant. Elle échappa à tous les pièges, tourbillons ou cascades naissantes, et arriva à son minuscule étang chéri.

La gent batracienne était fort affairée à réparer les dégâts de la tourmente : têtards affolés, œufs éparpillés, chêne écroulé en pleine mare, nénuphars chavirés… Personne ne remarqua la revenante, sauf son grand-père, doyen et patriarche de la communauté.

— Que nous amènes-tu là, Rainette ?

— Un jeune campagnol blessé.

— Non, non, ce n’est pas ce genre de rongeur. Regarde sa queue touffue et le noir autour de ses yeux : un rat-bayard… Ou lérot.

Le second nom fut prononcé assez fort ; tout le monde entendit : « LÉROT. »

Chacun lâcha son occupation et se rapprocha.

— Tu es folle ! jugea sa mère. C’est un dangereux carnassier.

— Il va dévorer nos enfants ! cria sa tante.

— Ramène-le où tu l’as ramassé, on ne veut pas de ÇA ici ! asséna une autre tante.

— On peut l’achever, suggéra son père, il est trop faible pour se défendre.

— Noyons-le dans la vase, abonda son oncle.

Rainette était abasourdie par leurs réactions. Elle pensait sauver une vie et au lieu de l’aider, ils condamnaient le moribond, et elle dans le même rejet. Sauf son jumeau, Garulfo.

— Un animal rare, utile, il détruit les nuisibles, ceux qui nous piquent.

— Il s’en ira une fois rétabli, promit la désavouée, j’y veillerai.

— Dans son état, nous ne risquons pas grand-chose, concéda le doyen. On avisera demain, et, en attendant, on se remet au travail, les grenouilles !

Rainette, Garulfo, deux de leurs jumelles et trois grenouillettes allongèrent le blessé sur un endroit bien sec, nettoyèrent ses plaies et se relayèrent toute la nuit pour le veiller. Au matin, il avait survécu, mais il n’émergea de sa léthargie que le soir et put manger quelques moustiques capturés par sa sauveuse.

— Tu sais, Lérot, je te soigne à une seule condition : ne jamais chasser un quelconque batracien de notre mare.

— Je ne tue pas les grenouilles ! À cette saison, je ne me nourris que de fruits ou d’insectes qui veulent gâcher mon repas.

— Tu grimpes aux arbres… comme nous ?

— Mieux, je peux courir à la verticale et même marcher au plafond ou à l’envers des branches.

— Ouah ! Tu ne tombes jamais ?

— Ça m’est arrivé.

— Je reviens.

Un peu plus tard, elle réapparut en faisant rouler devant elle une grosse pêche.

— Il y a un pêcher pas loin, régale-toi.

— Oh merci !

Le lérot n’en mangea guère et d’ailleurs il se rendormit peu après. Elle éprouvait une sympathie grandissante pour ce rat dormant comme on le nomme parfois. Elle fut bien déçue par la réponse négative du patriarche à sa demande de soigner cet hôte jusqu’à complet rétablissement. Il accepta néanmoins de ne pas l’expulser tant qu’il resterait alité.

Durant plusieurs jours, le blessé ne put se lever. Cependant, le temps guérit souvent les plaies ; il réussit enfin à marcher un peu et accompagner sa cueilleuse au pied de l’arbre fruitier.

La nature avait repris le dessus après les colères du ciel et la sérénité retrouvée avait gagné tous les riverains du plan d’eau – y compris les prédateurs, et ce qui arrivait souvent se produisit.

— Au secours, au secours ! cria une jeune maman. Mes têtards ont disparu.

Une partie de la colonie se précipita ; elle leur expliqua qu’ils se baignaient sagement autour de la « branche », dernier vestige du chêne abattu, qui, resté semi-immergé, pouvait s’avérer bien utile aux tout jeunes en cas de danger. Elle avait repéré une belle libellule et l’avait poursuivie, délaissant sa surveillance quelques instants, « même pas une minute », affirma-t-elle. Cela avait suffi. Une partie des batraciens plongea, d’autres examinèrent les rives. En l’attente du résultat des recherches, certains commentèrent.

— Un poisson ?

— Lequel pourrait faire ça ?

— Une couleuvre ?

— Un oiseau ?

— Aucun des deux n’aurait pu les kidnapper tous en si peu de temps.

— Le lérot ?

— Ça ne peut être que lui.

— Je vous avais prévenus. On aurait dû le tuer quand il ne pouvait pas se défendre.

— Il faut le capturer, on va lui ouvrir le ventre et délivrer les grenouillets.

— Ce sera trop tard ! Mais il aura mérité son sort.

— On devrait exterminer cette race de rats.

— Calmez-vous ! intervint le patriarche qui venait d’accourir. Attendons le retour des équipes de secours.

Personne ne l’écouta et un cortège se forma.

— On l’a vu au pêcher en compagnie de Rainette.

La foule se dirigea dans cette direction. Le convalescent escaladait avec prudence la verticale du tronc sous les encouragements de son amie. Il avait déjà posé ses pattes avant à l’envers d’une branche lorsque la populace arriva.

— À mort le rat !

— Rends-moi mes enfants !

— Descends de là qu’on s’explique !

Les plus acrobates des vengeurs avaient entamé l’ascension de l’arbre après avoir bousculé, puis piétiné, Rainette. Celle-ci se releva furieuse. Sa tante lui révéla l’affaire.

— Halte ! Lérot n’y est pour rien, il se rééduquait avec moi depuis plusieurs heures.

— Menteuse, tu couvres un assassin aux babines sanglantes.

Le présumé coupable tenta de s’échapper en évoluant au-dessous d’une branchette vers son extrémité. Garulfo accourut à son tour.

— Je confirme ce que dit ma jumelle.

Personne ne l’entendit car le bois se cassa sous le poids supplémentaire de deux batraciens obnubilés par la traque. Les trois tombèrent à terre. Déjà les plus vindicatifs se précipitaient sur le fuyard. Le patriarche arriva à ce moment, les bras chargés de têtards tout agités.

— Ils sont vivants !

Les agresseurs se calmèrent, le doyen raconta. Oui, ils avaient failli être attaqués et avaient pris peur. Ils s’étaient réfugiés alors dans un recoin de mare protégé par un rocher. Non, l’agresseur n’était pas l’hôte de Rainette.

— Un très gros poisson avec une énorme bouche ! affirma un des bambins.

— Il n’y a pas de brochets ici, s’étonna un justicier.

— Non, bien sûr, confirma le patriarche. Autrefois j’ai vu un monstre dans un fleuve, un silure. Je me demande si… Allons donc examiner les traces.

Tout le monde suivit le doyen délesté des jeunes qui garnissaient maintenant les pattes antérieures de la maman, et son dos. L’innocent et ses avocats emboîtèrent le pas à la procession.

Aucune marque ne fut relevée sur le refuge. L’un des têtards miraculés hurla à nouveau.

— Là !

— Où ? demanda la mère.

— Là, cria un autre.

— Ce n’est qu’une loche ! sourit le patriarche. Vous ne risquez rien, les loches ne mangent pas les grenouilles ni les enfants.

La bonne humeur, le rire même devinrent généraux ; et aussi les bisous de la mère, soulagée, à sa progéniture.

— Rainette, il te faut prendre une décision maintenant, interpella le doyen. Chaque fois qu’il se passera un drame, on soupçonnera ton ami. Tu as vu ce qui vient de se produire. Il est presque rétabli, non ?

— Oui, bien sûr. Laisse-lui encore jusqu’à demain.

— Pas question, insista le patriarche. Tout de suite !

— Il a raison, affirma Lérot. Jamais je n’attaquerais des batraciens, mais certains m’accuseront toujours. Je dois te quitter maintenant.

— Si c’est ta décision.

Les deux amis s’éloignèrent ensemble.

— Merci Lérot ! ironisa une tante de Rainette sur leur passage. Bon débarras, et qu’on ne te revoie jamais !

La grenouille revint seule un peu plus tard, dépitée et emplie de tristesse.

Quelques jours s’écoulèrent. Les têtards de trois mois avaient perdu la totalité de leur appendice caudal et ressemblaient à des adultes, en réduction toutefois. Tradition oblige, le doyen regroupa la classe et, épaulé par quatre mères, il emmena ce petit monde au pied d’un jeune aulne pour y suivre leur premier cours d’escalade. Il avait toujours pris pareille tâche à cœur, lui, l’ancêtre de cette belle famille qui constituait la majorité de la population batracienne du lieu – même après la mort de sa dulcinée qui l’avait tant affecté. L’endroit était caché de la mare par une haie afin que les petits ne ressentent pas de honte lors de leurs primes grimpettes malhabiles.

Au pêcher, Rainette et Lérot s’étaient retrouvés : il voulait montrer à son amie son complet rétablissement. Ils s’élevaient toujours plus, si haut que la grenouille ne put suivre jusqu’au faîte.

— Je vois l’aulne, s’enthousiasma-t-il, et les mamans, et le papy, et les grenouillets.

— Non, il ne faut pas les observer, ça intimide les gosses, ils vont te repérer !

— Et… il se passe quelque chose, une bête les attaque.

— Quoi ?

— Horreur ! Une hermine !

Descendant à toute allure, il lança à Rainette :

— Va vite prévenir la mare, moi je vais aider les jeunes.

Les deux grimpeurs dévalèrent le tronc bien plus vite qu’ils ne l’avaient ascensionné. Déjà trois des mères avaient succombé et deux petits étaient blessés. Le doyen avait regroupé les survivants sous un buisson touffu. Au bout de sa course effrénée, le rat-bayard sauta à la gorge de la tueuse qui ne l’avait pas vu venir. La morsure n’était pas assez profonde, l’ennemie secoua la tête pour le décrocher et ils roulèrent à terre. Il se dégagea et simula la fuite. Sans succès, car la prédatrice repéra les batraciens et sembla préférer un gibier facile. Le lérot revint à la charge. Mordue douloureusement au ventre, l’herminette, cette fois, engagea la bagarre qui devint vite confuse. Blessée, elle n’insista pas, car des centaines de grenouilles vociférantes se rapprochaient maintenant, et elle s’enfuit en claudiquant..

Le sauveur ne se relevait pas, Rainette se jeta sur lui.

— Non, non, pas toi !

Il s’étouffait, elle le secoua ; il ouvrit les yeux.

— Ne meurs pas, bats-toi !

— Je ne… peux pas… respirer…

Le côté gauche de sa poitrine était enfoncé et lacéré. Elle tenta de l’aider en pressant de ses pattes avant sur les côtes. Les autres s’étaient rapprochés. Ceux qui avaient poursuivi la carnassière revinrent et racontèrent que le chat voisin s’était délecté d’une proie si estropiée.

Le lérot gémit.

— Tu me… fais… mal.

— Laisse-le, Rainette, intervint le doyen, c’est fini.

— Je sais.

Elle resta couchée sur le corps dont la vie s’évaporait.

— Lérot, tu es un héros !

Les grenouilles reprirent en chœur cette phrase. Les grenouillets entourèrent leur sauveur pour son ultime dormance.

Quelques jours après, l’aulne s’orna d’une inscription batracienne :

 

À LÉROT NOTRE HÉROS

LA MARE RECONNAISSANTE

 

Note: l’Eliomys quercinus ou lérot, appelé aussi rat dormant ou rat-bayard, est un rongeur de la famille des myoxidés, frugivore et prédateur, donc utile. Très mignon et reconnaissable, il est d’une agilité exceptionnelle, peut courir à la verticale et marcher sur un plafond granuleux. Son espèce est menacée de disparition, sur la liste rouge des espèces quasi menacées de l’UICN.

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