ÉMOTIONS — 4. La connivence (par Sinclair Dumontais)

Beaucoup de choses se disent de façon beaucoup plus précise avec les yeux qu’avec les mots. On pourrait utiliser les mots, certes, mais curieusement, ils n’arrivent pas à dire. Ou alors oui, ils y arrivent, mais en laissant planer ce petit doute associé au fait que les mots ne veulent pas dire exactement la même chose pour une personne et pour une autre. Les regards sont plus précis que la langue, qui comporte pourtant des dizaines de milliers de mots.

La scène se passe au Jardin du Luxembourg, dans l’une de ces allées bordées de nombreux bancs. Ces bancs de parcs vert foncé que l’on retrouve dans tous les parcs, squares et autres lieux de cette nature. Sur l’un de ces bancs, une jeune femme s’est allongée, puis endormie. Elle a tout au plus vingt-cinq ans. De l’autre côté de l’allée, sur le banc qui lui fait face, un jeune homme du même âge assis. Il tient un livre qu’il s’efforce de lire, mais sans y parvenir tellement son regard est attiré par cette jeune femme. Ses yeux passent continuellement du livre à la jeune femme, de la jeune femme au livre. Il ne tournera pas une seule page de son livre, car chaque fois qu’il y replonge il est obligé de recommencer le même paragraphe.

Il est fasciné par cette jeune femme. Et quand je dis « fasciné », c’est peu dire. Il est tout simplement envoûté. On devine qu’il ne la connaît pas. Que c’est la première fois de sa vie qu’il la voit. S’il lui parlait, découvrirait-il une personne insipide, sans intérêt, résolument incompatible avec lui ? Peut-être, mais il ne se pose pas même la question tellement il la trouve désirable. Pendant qu’elle dort, il la regarde avec une avidité qui le surprendrait lui-même.

Chaque fois qu’il replonge dans son livre, c’est pour y lire non pas ce qui est écrit, mais un scénario idyllique dans lequel la jeune femme se réveille, le voit, vient à lui, lui prend la main et l’entraîne là où il pourra la déshabiller et pas seulement des yeux. Il ferait n’importe quoi pour qu’à son réveil elle se jette dans ses bras. On peut lire dans yeux tout ce qui se passe dans sa tête. On lit sa fébrilité.

Sur le banc qui est tout juste à côté de celui où s’est endormie sa déesse, une dame d’un peu plus de cinquante ans lit un magazine. Sans vraiment y parvenir, elle non plus, car elle ne peut s’empêcher de regarder ce jeune homme qui lui fait face. Elle le regarde, puis elle me regarde, moi qui suis assis face à elle.

Nos yeux se croisent et nous avons un petit sourire. Nous nous disons ce que nous voyons sans échanger un seul mot et nous voyons exactement la même chose. Je pourrais me lever, traverser l’allée et m’asseoir à côté d’elle. Nous pourrions confirmer avec les mots notre lecture de ce qui se passe dans la tête de ce jeune homme. Ce serait tuer cette connivence, ce rare moment où deux personnes se rejoignent dans la pensée sans même s’adresser la parole. Nous savons tous deux que ce jeune homme vit un rêve à sens unique alors que notre connivence est une réalité. Nous le savons sans même nous le dire.

 

 

 

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