En marge des grands doutes que l’existence nous ramène régulièrement en pleine figure, je parle bien sûr de ces questions auxquelles nous n’avons pour réponse que le fait de savoir que nous ne saurons jamais, toute une série de petits doutes tapissent nos journées. Ai-je pris mon trousseau de clés ? Se peut-il qu’il soit déjà seize heures ? Est-ce qu’il reste du pain ou s’il faut que j’en achète ? Mon rendez-vous est-il la semaine prochaine ou l’autre après?
D’autres doutes sont beaucoup plus intenses, dans le sens où ils provoquent toujours une sorte de vertige. Un vertige qui ne dure qu’une seconde, heureusement, mais qui survient tellement rapidement qu’il est impossible de s’y préparer. Le temps qu’il dure, c’est comme si le monde chavirait, car nous perdons tous nos repères.
Je descends un escalier. C’est machinal : je mets un pied devant l’autre sans même réfléchir. Mais voilà que subitement, sans même savoir pourquoi, je me demande quel pied il faut que j’allonge pour descendre la prochaine marche. J’ai oublié, je ne sais plus, et précisément parce que j’y réfléchis, parce qu’un doute m’a envahi, le geste n’est pas automatique. Il attend que ma tête le lui dicte. Le pied qui devrait s’allonger ne s’allonge pas : il hésite. Et pendant qu’il hésite, mon corps continue d’avancer en se disant que c’est droit devant qu’il faut qu’il aille et qu’il y aura un pied pour le soutenir. Comme d’habitude. Pour peu je me casserais la figure. Mais non, je ne tombe pas dans l’escalier, car au dernier moment le doute se dissipe et mon pied se presse de me redonner mon équilibre.
Je compose le numéro de téléphone de la personne à qui je veux parler. À la troisième sonnerie, je raccroche en panique : je ne me souviens plus qui est la personne que je suis en train d’appeler. Je raccroche, car j’ai même peur de ne pas reconnaître la voix tellement je suis dans le noir total. Je ne sais même pas si c’est un ami, un membre de la famille, un collègue de travail, un client. Quel numéro ai-je composé ? Aucune idée. De peur d’être figé, de ne pas savoir quoi dire, d’avoir l’air complètement idiot, je raccroche. Dans le fond, il n’y a pas lieu de paniquer. Ça peut arriver à n’importe qui. N’empêche que je panique quand même, comme si ma vie en dépendait.
Ces petits doutes sont étourdissants, mais combien agréables. Sur le coup, ils sont terribles. Ils créent une telle panique qu’on croirait tomber dans le vide. On ne sait plus où on est, qui on est. Après coup, ils sont savoureux. On se les rappelle, on les revit, on les analyse, on se demande quelle connexion du cerveau a subitement lâché, et pourquoi à ce moment précis où il aurait fallu qu’elle ne lâche pas. Comme si de lâcher à un autre moment eut été mieux.
Le doute contrôlé, ce n’est rien. On a tout le temps devant soi. Il n’y a pas de panique. Le doute qui survient, comme ça, sans crier gare, c’est autre chose.
J’adore ça parce que ça me rappelle qu’il ne faut jamais rien tenir pour acquis. Pas même les évidences.