CRÉATURES I: CONTRÔLE — LE MONDE D’ÉLISE (Laure Bénédicte)

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On prend pied dans Brocéliande, un monde forestier où il y a des elfes, des centaures et des humains qui se regardent tous plus ou moins un petit peu de travers. Ce monde superficiellement paradisiaque est en fait en crise. Il est imperceptiblement envahi par des Créatures métalliques issues d’un sort ancien et non-maléfique instauré, il fut un temps, avec l’accord des rois elfe, centaure et humain pour faciliter les secteurs minier et métallurgique de la vie économique des habitants de Brocéliande. L’idée d’autrefois était de vitaliser, sans jeu de mot, la masse métallisée des terres collectives. Un ancien mage a donc instillé la vie dans les particules métalliques devant faire l’objet d’une prospection minière. Les dites particules, ferreuses et non-ferreuses, perlent alors à la surface des sols exploitables et deviennent très aisées à recueillir. Mais il faut strictement contenir ce processus vitalisant car la limaille tend, comme fatalement, à s’amalgamer hors-normes et à former des Créatures potentiellement nuisibles, qu’il faut capturer, avant qu’elles n’échappent à tout contrôle. On a ici une sorte de coup de l’Apprenti Sorcier, ni plus ni moins. Sauf que le sorcier bien tempéré et bien intentionné ayant lancé le processus n’est pas un apprenti. Il est tout le contraire, en fait. C’est un cacique et il a fini par casser sa pipe de cacique en laissant le sort du vitalisme minier du tout de la forêt de Brocéliande un peu en jachère. Et la merdouillardise métallique s’est un peu éparpillée et insidieusement installée, au grand dam des humains, des elfes et des centaures. Pour rétablir le contrôle sur les Créatures métalliques dont le vieux mage disparu a engendré l’émergence, il faut, au jour d’aujourd’hui, retrouver un des descendants du susdit sorcier. C’est que les aptitudes magiques ne s’enseignent pas strictement de tête, elles se transmettent à la descendance par le sang. Pour retrouver des descendants du vieux mage, avant que les Créatures ne virent involontairement ce petit monde forestier en foutoir sanglant, on investit deux vigoureux et industrieux champions. Le jeune humain Eliott et la jeune gorgone Élise. C’est alors que…

C’est alors que le second niveau de cette captivante fiction se met en place. Tout ce que je vous rapporte à l’alinéas précédent est rien d’autre que la trame de départ du scénario du jeu vidéo Créatures, en cours de configuration au sein de la florissante et dynamique entreprise Oméga Plus, boîte parisienne tonique et à la page, peuplée de jeunes programmeurs et programmeuses prometteurs et d’un directeur artistique aussi matois que sourcilleux. Ce dernier a procédé aux enquêtes de marché préliminaires d’usage sur des échantillons de clientèles potentielles et il a eu le regret de constater que, dans le jeu vidéo Créatures, la jeune gorgone Élise n’est pas assez charismatique (c’est la formulation froidement descriptive employée en réunion de travail par le directeur artistique et le scénariste du jeu vidéo). La décision est donc prise de retirer du jeu la jeune gorgone Élise (trop rousse, trop vive, trop féroce, trop carrée, trop atypique) et de la remplacer par Jade, une jeune archère quasi-féérique aux jolies couleurs scintillantes, élevée par des elfes, et à laquelle les petites filles jouant le jeu s’identifieront mieux, croit-on. Le retrait abrupt d’Élise du peloton du jeu vidéo Créatures sème une certaine consternation dans le petit collégium de jeunes programmeurs et programmeuses travaillant d’arrache-pied sur la conception du jeu. C’est que, sans trop se l’avouer ou s’en aviser, ils se sont attachés à la gorgone Élise. Un des programmeurs, un certain Raphaël, l’avait même nommé en référence à la petite fille de Julie, son amoureuse. Et la vraie Élise mondaine, qui est une petite fille de six ans qui adore dessiner, s’informe à tous les soirs de la progression et du cheminement de son alter ego, l’Élise virtuelle. Il va falloir maintenant engendrer bien des petites tristesses à cause de l’ablation subite de ce personnage unique, ayant pris sa place dans les cœurs. Il faudra agir ainsi, en plus, pour des raisons assez peu artistiques ou mythologiques au demeurant (mise en marché, conformisme d’image, attrait envers une clientèle cible, bref bof…). Sans joie mais sans pitié non plus, on décide alors que la façon la plus efficace de retirer la gorgone Élise du jeu vidéo, sans être obligés de trop s’enchevêtrer dans les arcanes déjà assez complexes du scénario, c’est simplement, les doigts tapotant sur les claviers, de la faire subitement traîtreusement assassiner par son co-équipier Eliott. C’est alors que…

C’est alors que nous revoici dans la forêt immémoriale du jeu vidéo. Le jeune humain Eliott pète une coche et se retourne sans sommation contre sa co-équipière Élise. Celle–ci normalement devrait présenter le torse à la pique et se laisser trucider sans coup férir. Glitch, pépin, maldonne et bug… la voici qui frémit, feule, s’insurge, se retourne, s’esquive, et prend la poudre d’escampette. Elle se coule dans la forêt, puis dans un labyrinthe de grottes, puis encore dans la forêt. Elle cavale, se trouve de discrets alliés, et entre à la fois en évasion et en subversion. Les programmeurs Raphaël, Alexia et leurs co-équipiers et co-équipières en restent bouche bée devant leurs écrans bourdonnant. Le vieux thème SF de l’autonomisation de la machine anthropomorphe face à ses créateurs revient alors nous hanter, cette fois-ci dans la riche et subtile monture jeu vidéo. Simplement, les créateurs, ici, ne vont pas nous asséner le sursaut paniqué et sommaire des concitoyens obtus du docteur Frankenstein. Non, non, non, il y a beaucoup d’eau qui a coulé dans le grand fleuve de l’archaïque forêt de Brocéliande, devenue virtuelle et redessinée par les graphistes d’Omega Plus, depuis les hantises fondatrices de Mary Shelley. Nous sommes au vingt-et-unième siècle quand même et, dans ce théâtre toujours un peu Grèce antique de dieux se torgnolant entre eux, en prenant le parti de regarder vivre un petit monde influençable, l’humain contemporain n’est plus dans la position des anciens héros du poète Homère mais bien dans celle de ses anciens dieux… Ceci pour dire que la jeune gorgone Élise qui ne veut pas mourir et qui fuit dans la forêt, selon je ne sais quel algorithme aléatoire indéchiffrable, va trouver permis les jeunes programmeurs et programmeuses du petit collégium créatif d’Oméga Plus, des COMPLICES qui, à grand coups de bidouilles de codes, vont encadrer la gorgone Élise tout au long de sa surprenante quête angoissée et libératrice. Ils agiront envers elle comme les ancien dieux homériques envers Hector et Achille mais, bon, ce seront de VRAIS apprentis sorciers, eux, par contre. En un mot, ils barboteront sciemment leur cyber-grand’œuvre, quitte à radicalement altérer les psychologies, les cosmologies et à extirper sans pitié tous ces braves gens, elfes et centaures d’une certaine manière biscornue et naïve de paradis terrestre…

Et c’est là que les vraies péripéties merveilleuses, virulentes, imprévisibles et fascinantes, tant dans l’univers virtuel que dans le monde réel, vont vraiment démarrer. Je ne vous en ai strictement RIEN dit.

Laure Bénédicte nous livre ici un roman mi-fantasy mi-réaliste parfaitement savoureux. L’histoire, dans toute sa complexité à étages, est magistralement dominée. Le récit est enlevant. Les personnages sont irrésistibles. Et, par-dessus tout, bondance, c’est une femme qui tient la plume. Élise, Eliott et Jade (au plan virtuel) Julie, Raphaël et Alexia (au plan réel), et tous les autres, nous le feront sentir à chaque instant, au fil de ce roman picaresque, sentimental, prométhéen et passionnant.

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Laure Bénédicte, Créatures – Contrôle: le monde d’Élise, Montréal, ÉLP éditeur, 2017, formats ePub ou Mobi.

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