Être à un endroit, c’est aussi ne pas être ailleurs. Généralement, quand on y pense, c’est soit pour le déplorer, soit pour s’en féliciter. On pense à un lieu de vacances ou à un concert qui a lieu dans une ville éloignée, et on se dit « Zut! J’aimerais bien y être ». Ou alors, on pense à un lieu ravagé par la guerre ou par un ouragan, et on se dit « Ouf! Je ne voudrais pas y être ».
Il m’arrive régulièrement de penser à un lieu où je ne suis pas sans même que ce soit pour l’une ou l’autre de ces deux raisons. Si par exemple je pense à une rue de Sydney, que j’ai du mal à m’imaginer parce que je n’y ai jamais mis les pieds, au moment précis où j’y pense, je n’ai ni envie d’y être, ni envie de ne pas y être. Ce lieu est pour ainsi dire neutre. Par contre, y penser me permet de réaliser que je n’y suis pas, que j’y suis absent.
Personne ne se formalise que je n’y sois pas. Ni les personnes qui y sont, ni celles qui comme moi en sont absentes. Personne d’ailleurs ne se demande si j’y suis ou pas. Mais moi, à ce moment précis où je pense à Sydney, je sais que j’en suis absent et que la raison pour laquelle j’en suis absent, c’est que je suis ailleurs. Ailleurs, c’est-à-dire… ici.
Chaque fois que je suis « ici », c’est-à-dire tout le temps, il y a une multitude d’endroits où je ne suis pas. Tous les autres endroits sont ailleurs. De là, je réalise que je suis finalement beaucoup plus absent que présent, sur cette planète. Je regarde mes mains, puis mes pieds, je regarde à gauche, puis à droite, et je sens clairement que je suis ici. Ensuite, je ferme les yeux et je sens très bien que non seulement je ne suis pas à Sydney, mais je ne suis nulle part sauf ici. À l’exception de l’endroit où je me trouve, je suis partout absent.
Vu l’immensité du monde, vu le nombre d’endroits qui me semblent hostiles, que ce soit pour des raisons climatiques ou autres, vu la densité de sa population, humaine et animale, vu sa complexité, aussi, le fait d’être plus absent que présent est un réel bonheur, car cette absence me plonge dans une réelle intimité. Même si je marche sur le trottoir bondé d’une rue du centre-ville, je déguste le fait d’être isolé du reste du monde, d’en être absent pour n’être qu’« ici ». Ma présence devient d’abord et avant tout l’absence et ma foi j’en suis profondément soulagé. J’aurais envie d’installer des haut-parleurs partout dans le monde pour pouvoir y crier ma joie de ne pas être là, d’être absent, d’être ailleurs et à un seul endroit. Il me semble que je serais encore plus conscient de ne pas y être, et plus conscient d’être… ici.