ÉMOTIONS — 15. La désorientation (par Sinclair Dumontais)


Pour les uns c’est une panique, pour les autres c’est une contrariété. Pourquoi la perte de repères ne serait-elle pas un moment de grâce ?

Si j’ai un rendez-vous important, me retrouver à un endroit qui s’appelle « je ne sais pas où je suis » a quelque chose de fâcheux. Je dois rapidement savoir où je suis pour aller dans la bonne direction, éviter de tourner en rond. Mais si ce n’est pas le cas, si je n’ai pas de rendez-vous, ou si je suis très en avance, ou si j’allais là où on ne m’attend pas, ce « je ne sais pas où je suis » est d’une telle rareté qu’il vaut la peine d’être intensément vécu.

Combien de fois nous arrive-t-il de nous retrouver là, c’est-à-dire en ce lieu précis qui ne nous dit absolument rien et dont nous ignorons jusqu’à la situation par rapport à tous les lieux que l’on connaît ? Un lieu qui n’a ni nord ni sud, ni est ni ouest. Un lieu qui ne sait pas me dire quelle direction prendre pour arriver là où je reconnaîtrai un bâtiment, une enseigne, une rue, un parc ou une place. Un lieu qui ne peut me promettre qu’en prenant telle ou telle direction je ne m’égarerai pas davantage. Le mieux serait bien sûr de revenir sur mes pas, mais… d’où je viens exactement ? De la gauche ou de la droite ? Je ne sais plus.

Chaque fois que je me déplace, je sais où je vais. Je peux passer par des chemins que je ne connais pas, mais je ne suis pas « perdu » pour autant. Si je visite une ville que je ne connais pas, soit j’ai un plan, soit je suis les indications. En l’absence de repères, il y a toujours des indications. Pour me retrouver à « je ne sais pas où je suis », il faut donc que j’aie dérivé par erreur de mon itinéraire et… perdre tout repère. Ce qui n’arrive pas tous les jours et qui fait de ce lieu un endroit qui me coupe du monde, le monde étant la somme des lieux que je connais.

Coupé du monde, je réalise un rêve : être nulle part. Je regarde tout autour et je ne vois rien de ce que je connais déjà. Je sais dans quelle ville je me trouve, mais ce nulle part pourrait très bien être ailleurs puisqu’il n’appartient pas à la ville telle que je la connais. Alors avant de retrouver mon chemin, je m’arrête et je goûte à ce moment de grâce qui m’est si rarement offert. Ce nulle part est extraordinairement doux, calme et même libérateur puisqu’il me libère du poids d’être quelque part. Tout ce que je vois dans ce non-lieu existe et n’existe pas en même temps puisque le seul lien que j’ai avec eux, c’est qu’ils occupent un espace qui est ici et un temps qui est maintenant. C’est tout. C’est tout parce que ce n’est pas davantage et c’est tout parce qu’il n’y manque rien. Ni panique ni contrariété : cette désorientation m’enchante.

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