L’ÉTÉ OLYMPIQUE (Daniel Ducharme et Marie-Andrée Mongeau)

.

On assiste ici à une rencontre exceptionnelle. Il y a un petit peu plus de quatre décennies, deux futurs écrivains se trouvent, suite à une séquence de hasards fortuits, entraînés dans une brève aventure collective estivale, qui impliquera une demi-douzaine d’étudiants vacanciers, la plupart montréalais, partis s’amuser et faire un peu de tourisme dans la ville de Québec. Les jeux olympiques d’été de Montréal de 1976 viennent tout juste de se terminer, Elvis Presley a encore une petite année à vivre, et le Parti Québécois de René Lévesque gagnera ses élections historiques dans un peu moins de trois mois. On est jeunes, c’est l’été, la vie est belle. Mais l’est-elle vraiment?

Le roman fait ici entendre deux voix, deux voix discordantes face au vaste monde mais qui concordent pourtant passablement entre elles pour dire que tout n’est pas si beau ou si rose et ce, même si parfois des substances artificielles viennent discrètement appuyer nos efforts pour embellir nos vies. Nous suivons donc, dans le fil tendu et tressé de leurs écritures convergentes, Gaby et Liliane, qui font justement ici connaissance. Va alors émerger, au milieu de cette petite troupe semi-fortuite de garçons et de filles, le personnage central d’Amélie. La grande, la verbeuse, la mondaine, la contrôlante Amélie. Ce roman pourrait être sous-titré: Notre problème, cet été là, avec Amélie… Amélie est la meilleure amie d’enfance de Liliane. Les deux jeunes femmes se connaissant depuis les temps fleuris mais, avec l’adolescence bien passée, et l’âge adulte qui tout doucement s’installe, des fractures prennent insidieusement corps dans leur amitié. Divergences de sensibilités, de visions du monde, de choix de vie. Pour le moment la nostalgie des belles années prime encore, entre Amélie et Liliane, mais pour combien de temps? Gaby, pour sa part, vit la chose dans un tout autre angle. Chez lui, initialement, la figure d’Amélie est secondaire, ancillaire, relativement périphérique. Gaby est hanté par une autre fille, absente du groupe de vacanciers, une égérie, une peine d’amour qui le ronge. Il aspire à se distraire au mieux et cherche à ne pas trop se prendre la tête. Moins investi émotionnellement que Liliane envers Amélie, il découvre tout de même assez vite en elle la femme d’intrigue, la petite salonnière de collège, qui joue avec les personnes et avec les émotions un peu comme ou jouait autrefois avec des figurines ou des poupées. Comment les choses vont-elle se déployer?

En tout cas, quoi qu’il advint, ce fut indubitablement mémorable car nos deux écrivains, Marie-Andrée Mongeau (qui écrit ici pour Liliane) et Daniel Ducharme (qui écrit ici pour Gaby), quand ils se sont retrouvés, au fil des hasards de la vie littéraire et éditoriale de notre beau Québec de verglas, ont ressenti le besoin de joindre leurs forces et leurs verves pour revoir ce moment, cette semaine évanescente d’août 1976 où, apparemment, tout commença ou se termina. Lecteurs et lectrices, comprenez-moi bien ici. Je me permets d’insister. Qu’on s’entende sur ce qui arrive. Nous allons contempler deux éclairs blancs en train de frapper le même paratonnerre. Mongeau et Ducharme ont vécu, ils ont voyagé dans différents pays du monde. Ils ont fait fleurir tous les rapports humains intimes et professionnels imaginables. Ils agitent, aux bouts de leurs antennes frétillantes, dix projets de romans qui les attendent, dans leurs têtes et dans le monde. Et pourtant, en ce torrent des souvenirs divers et complexes de leurs deux vies distinctes, non seulement ils ont, tous les deux, choisi cette petite semaine ensoleillée d’août 1976, pour en faire une évocation détaillée et sentie, mais en plus, ils ont aspiré à faire équipe —geste peu banal tout de même, dans la République des Lettres— pour stabiliser adéquatement cette anecdote marquante qui leur fut commune. Deux vies, deux éclairs, un seul paratonnerre, un choix thématique qui est aussi un défi probabiliste, je n’épilogue pas.

Il faut dire que Gaby et Liliane, leurs deux personnages de 1976, ont, principiellement, beaucoup en commun. Ils sont coulés dans le même métal et, qui plus est, le métal en question est en fusion, il claque, il pétarade, il cherche encore à prendre sa forme. Deux sensibilités sont en train de se configurer dans la forge, de prendre corps. Deux intellects aussi. C’est justement ce qui va rapprocher Gaby et Liliane: l’intellect. Mais une harmonie intellectuelle est-elle l’atout le plus radical pour une compréhension adéquate de la fluctuation des mondes? Là, il va falloir voir. En tout cas, intellect ou pas, un sentiment, insidieux et furtif, lui, habite un peu toute cette petite troupe de vacanciers. C’est la méfiance. On se touche du bout des antennes, on se toise les uns les autres, on ne fait pas confiance à Amélie, ni à Luc (qui, à vingt ans, est le seul adulte officiel du groupe) et encore moins à un autre olibrius (adulte aussi, quadragénaire) jailli des fissures du parquet et qui s’autoproclame propriétaire de l’appartement que les vacanciers empruntent au conjoint de Liliane, lui-même parti faire du camping avec une fille autre que Liliane. Ce que tous nos vacanciers contemplent en chien de faïence, en ce petit été mirifique, c’est la figure adulte, justement, en fait, hydre émergente, qui s’avance, qui monte qui monte, en eux et devant eux. Et cette méfiance diffuse et généralisée, splendidement évoquée par nos deux émotivités coéquipières, c’est une angoisse, en fait. Celle du bon vieux coming of age. En cet été olympique, on sent que quelque chose bouge, que la grande roue tourne, que les pages du petit bouquin des choses ordinaires sont en train de subitement pogner dans le vent. Et cela nous noue la gorge… pas seulement parce qu’il fait chaud et que l’appartement n’est pas très grand. Bon, il ne se passe strictement rien, en fait, et pourtant, bondance, c’est en ces moments inattendus, hauts comme trois pommes, que tout arrive.

Marie-Andrée Mongeau (Contes d’ascenseur, Le magicien de la mer, Chroniques de la Gypco) et Daniel Ducharme (Le bout de l’île, Des nouvelles du bout de l’île, Ces mots qu’on ne cherche pas, La diversité du monde) ont uni leurs styles admirablement. On parle de toutes façon de deux écrivains chevronnés et qui, mystère ondoyant contribuant largement au plaisir de lecture dans cet opus spécifique, dominent précisément et chirurgicalement ce qu’il faut dire ici, comme si des projecteurs crus étaient restés braqués dans leurs deux cerveaux sur les replis fins de cette petite semaine de l’été 1976. Attention, par contre, hein, ceci n’est pas un reportage ou des mémoires. Nous sommes de plain pied dans une fiction, une fiction romanesque totale et entière, consentie, co-écrite. Simplement, elle est tout juste enracinée dans un souvenir de jeunesse commun aux deux narrateurs. Et les deux écritures convergent et s’harmonisent sur le ton, l’angle et le déploiement qu’il faut assurer à cette fiction. Le résultat est beaucoup plus que satisfaisant. Il est jubilatoire.

Moi-même contemporain et compatriote des deux plumes en action ici, je me suis demandé, tout au long de ma lecture, si je n’étais pas en train de me prendre moi-même en flagrant délit de mes propres nostalgies. Car… un petit peu… pas trop mais un petit peu… ce roman est aussi un tableau d’époque. On y parle de nos quartiers, de nos chansonniers, de nos collèges, du Québec (au sens urbain et national) de ces vives années charnière entre la révolution tranquille de 1960 et le référendum national de 1980. La belle force d’évocation de nos deux auteurs étant ce qu’elle est, cet effet d’époque se sent, il travaille le récit, l’oriente, l’habite, le traverse, le détermine. Mais le poids du temps qui a passé ne nous pèse pas. Comme dans Le Grand Meaulnes ou dans Le Petit Prince, on accède, tout tranquillement, à de l’intemporel. Et, en conscience, je crois avoir jubilé non par nostalgie de ma jeunesse (une attitude procédant d’un sentimentalisme que je cultive peu) mais, plus fondamentalement, par amour du bel art.

Je vous le redis et c’est capital: rien ne se passe. Pas de meurtre, pas d’intrigue politique, pas de fornication, pas de soucoupe volante, pas de descente de police, pas de happening. Et pourtant, tout l’humain est là, frémissant, crépitant, tangible. Une angoisse, une colère, une terreur diffuse, une frustration amoureuse contenue ou explicite, une raideur de ton, une crise permanente des interactions, un malaise fondamental de l’être. Mais surtout et avant tout se déploie ici, ce que nous perdons tous un jour: la jeunesse, une jeunesse toute inoffensive, innocente même, et se voulant tellement plus grosse que le bœuf.

La dimension fugitive du moment est cardinale. Notre belle et cuisante histoire ne dure qu’une semaine. On se retrouve devant une crête, un culminement discret mais inexorable. Cet été sans pluie, solaire, étouffant, pincé délicatement entre les jeux olympiques d’un maire et la victoire nationale d’un premier ministre, ne reviendra pas. Jamais. Il nous glissera sous les yeux et entre les doigts, pour toujours. Liliane le sait, Gaby le sait, Amélie et Luc le savent, et les autres s’en doutent. Il aura fallu plus de quatre décennies pour que Mongeau et Ducharme cristallisent ce savoir fatal et, ma foi, ça a valu la peine d’attendre.

.
.
.

Daniel Ducharme et Marie-Andrée Mongeau, L’été olympique, Montréal, ÉLP éditeur, 2019, formats ePub ou Mobi.

.
.
.

Laisser un commentaire