Non, la naïveté n’est pas un défaut. C’est un espoir.
Émotions 22. «La nostalgie»
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Aux environs de l’automne-hiver 1976, j’ai eu une série de conversations assez profondes avec François Mongeau (1958-2019) au sujet de ses priorités en écriture. Il se disait alors impressionniste, au sens le plus fort et le plus littéral du terme. Il redéfinissait d’ailleurs ce concept, à sa manière… Il jugeait, en conscience, que l’écriture devait résulter d’une observation architecturée, détaillée et assidue de nos impressions. Et au nombre des impressions qu’il préconisait figuraient celles associées à un dérèglement systématisé des perceptions et des compréhensions ordinaires du monde. C’était, selon lui, au moment où on perdait ses repères ordinaires qu’on se retrouvait en bonne position pour produire l’exploration la plus féconde des impressions méritant le détour, toujours ardu, de la démarche d’écriture. Et à ceux et celles qui s’inquiétaient de ce choix de privilégier ainsi la ci-devant perte de repères, il aurait déjà pu répondre: Pour les uns c’est une panique, pour les autres c’est une contrariété. Pourquoi la perte de repères ne serait-elle pas un moment de grâce? (Émotions 15. «La désorientation»). Belle cohésion et solide durabilité doctrinale, à tout le moins. Qui plus est, l’exercice d’écriture dont François Mongeau esquissait alors le programme n’était en rien hédoniste ou, encore moins, masochiste. Écrire, c’était, pour notre vieil ami, vers 1976, rien de plus et rien de moins que l’exploration méthodique et calme de l’intensité. Or, s’il est quelque chose de plus vrai que le plaisir, plus vrai que le déplaisir, c’est l’intensité. Parlez-en à vous-même (Émotions 22. «La nostalgie»). Et, de fait, la force tangible qui jaillissait de l’encrier de ce cégépien, écrivain en devenir (qui, dans ce temps-là, ne s’appelait pas encore Sinclair Dumontais), était toujours plus ou moins une manière d’intensité stoïque et froide.
Puis, vers 1998-1999, j’ai fondé avec Dumontais/Mongeau le site internet pré-wiki Dialogus. Notre homme s’appelait alors, pour l’occasion, Sinclair Dumontais (Directeur du Projet). Je m’appelais alors, pour l’occasion aussi, René Podular Pibroch (Rédacteur en chef du Site). Nous portions tous deux des masques bigarrés et l’internet de ces vertes années était alors plus doux, plus déférent, moins fulgurant et moins aigre qu’aujourd’hui. On y révisait, pour de vrai, les textes postés. La chose fonctionnait encore comme une sorte de section épistolaire de magazine. En vous rendant sur ce site (disparu aujourd’hui), vous aviez la possibilité de voyager dans le temps et de prendre contact avec des personnalités historiques du passé. Vous pouviez aussi voyager sur le plan modal et entrer en interaction avec des archétypes de fiction, figures mythologiques ou grands personnages de films ou de romans. Vous leur postiez alors une missive et ils vous répondaient, en quelques jours ou quelques semaines, depuis le point du temps où ils et elles se trouvaient. Il leur arrivait aussi fréquemment d’interagir entre eux, à travers les multiples embranchements du jeu. Le chevalier Lancelot a, par exemple, un jour, proposé à Meursault, le personnage principal de L’Étranger d’Albert Camus, d’aller le libérer dans sa geôle. Or Meursault était justement joué, à Dialogus, par nul autre que Dumontais/Mongeau en personne. C’était d’ailleurs —du moins, à ma connaissance— le seul personnage qu’il assurait, sur ce vaste espace de pastiche. Il le joua pendant dix ans (1998-2008). Intensité stoïque et froide, disions-nous? Eh comment! Bon, sans surprise, Meursault refusa dédaigneusement l’offre du preux. Il ne rencontra jamais Lancelot. Dans les méandres du temps, des fictions et des légendes, c’était impossible. Que voulez-vous, quand on fait interagir une figure mythique du Cycle Arthurien avec un personnage central d’Albert Camus, le rendez-vous est fatalement raté. Le rendez-vous est raté, certes, mais un autre rendez-vous est parfaitement réussi: celui qui vous fait rencontrer un morceau de vérité (Émotions 11. «La rage»). Une étape aussi importante que secrète du cheminement intellectuel de Dumontais/Mongeau s’est subtilement mise en place, sur ce cyber-forum d’autrefois. Ce Meursault de Dialogus, seul et oublié (depuis la fermeture du site, nous n’avons pas encore retracé sa correspondance), en dit fort long sur la quête d’écriture de notre vieil ami. C’est que le laconique Meursault est, au mieux, le porte-étendard, au pire, la falote mascotte de Dumontais/Mongeau, rien de moins.
Ensuite, en 2012, l’aptitude inégalée qu’avait Dumontais/Mongeau à faire co-exister harmonieusement le banal et l’étrange a culminé avec brio dans son quatrième roman, Condamné à mots (paru chez ÉLP). Le protagoniste central et narrateur de ce récit en Je, un certain Didier, était comptable. Véritable petit Meursault contemporain lui-même, c’était un homme organisé sans excès, pas spécialement original ou excentrique, très concentré sur ses amitiés et l’organisation paisible et sobrement articulée de sa vie sociale. La susdite vie sociale de ce petit monsieur romanesque n’avait rien d’exceptionnel ou d’excessivement mondain. Il s’agissait simplement d’un ensemble circonscrit de rapports cordiaux avec une poignée de bons amis qui ne se connaissaient pas nécessairement entre eux mais auxquels notre Didier souhaitait du bien. Il coudoyait ses amis et amies, les faisait bénéficier de sa présence placide, empathique et constante. Et pourtant… en lisant ce roman, on finissait par insidieusement comprendre que ce personnage principal n’aimait pas vraiment les gens. Ce sont eux qui sont lourds (Émotions 16. «L’enthousiasme»), aurait-il pu frondeusement affirmer. Ni introspectif, ni égocentrique, ni narcissique, ni expansif, ce personnage froidement stoïque et intense était le bon gars normal qui nous expliquait, dans le français implacablement sobre et précis de Dumontais/Mongeau, que les détails de sa vie ordinaire avaient, à ses yeux, leur toute petite importance, sans plus. Tout doucement, par contre, on découvrait aussi qu’un certain anticonformisme feutré imbibait la vie de ce Didier. Il aurait parfaitement pu s’exclamer: J’aime par contre le désordre qui me permet de temps à autre de me soustraire à cette impression maudite de marcher dans les mêmes pas que le troupeau, de ne faire que ce qu’il faut faire (Émotions 30. «Le désordre»). Le volcan continuait donc de couver, de gronder, sous les cendres livides.
Finalement, vers 2017, Dumontais/Mongeau s’est mis tout doucement à l’écriture d’Émotions. Quand je lui avais demandé, à propos des trente textes de ce recueil, sous quels mots-clefs des fiches descriptives d’Écrire, Lire, Penser, il voulait que ces essais miniatures soient classifiés, notre vieil ami avait bien insisté pour que ces textes figurent dans deux catégories notionnelles distinctes et complémentaires: FICTION et IDÉES. Il considérait, en effet, que ces textes étaient des FICTIONS parce qu’il affirmait que les émotions évoquées évoluaient radicalement dans un monde à la fois mental, distordu et, de fait, largement inventé. La recherche introspective se déployait, librement, dans le non-vériconditionnel. Vous lisez dans les pensées. Vous établissez les liens de cause à effet. Peut-être même en inventez-vous. Mais qu’importe: vous trouvez. (Émotions 19. «La sérendipité»). Et les trouvailles et inventions de la FICTION ne devaient pas passer pour factuelles ou —le pire du pire, à son sens— autobiographiques. Mais notre penseur-scripteur revendiquait aussi ces essais miniatures comme autant de vecteurs d’IDÉES… et d’idées novatrices et inconnues encore. Oh, il ne se considérait pas comme un docte et vénérable maître penseur, serinant des truismes. Détenir une vérité universellement reconnue n’a bien sûr aucun intérêt. Là, c’est différent: vous détenez une vérité que l’autre ignore (Émotions 11. «La rage»). Et, l’un dans l’autre, il ressentait une vive fascination pour le raisonnement logique bien construit. J’adore ces moments précis où toute ma concentration se porte sur un axiome d’une logique implacable… (Émotions 8. «L’attente»). Par-dessus tout, philosophe de formation et dialecticien subtil, il savait parfaitement faire jouer le frémissement d’Héraclite dans la permanence de tous ses raisonnements. On trouvera parce que sans chercher on cherche quand même. […] On ne cherche rien en particulier: on cherche ce qu’on trouvera (Émotions 19. «La sérendipité»). Dumontais/Mongeau ne cherchait pas, il trouvait. Et il n’enviait pas, non plus… ceux qui n’envient pas (Émotions 20. «L’envie»).
La conclusion à tirer de tout ceci me parait assez limpide. Tant au style, au ton, qu’aux pudeurs, tout le cheminement d’écriture de Dumontais/Mongeau, sur plus de quarante années, manifeste une saisissante stabilité des hantises, du traitement, et des idées. De plus, ce cheminement, armaturé et crucialement original, se synthétise et se parachève justement ici, dans Émotions, petit opus extraordinaire d’intelligence joyeuse, combinatoire subtile et souriante de rouerie et de profondeur. On a là la synthèse en miniature d’une œuvre solidement sentie et hautement cohérente… rien de moins que la clef scintillante du coffre au Trésor du Montais.
L’acte d’écrire avance ici aussi —plus tristement— ses aveux subreptices au sujet de la tragique trajectoire de vie même de l’homme du jour. Écrire… pour enfin pouvoir cesser fugitivement d’exister, et stabiliser ainsi quelque chose comme un reposant isolement. C’est un suicide temporaire qui permet de se retirer du temps, mais aussi de l’espace pour les oublier tous les deux, comme s’ils n’existaient plus. C’est l’isolement non pas des autres, mais du monde (Émotions 26. «L’isolement»). Voilà, voilà… le suicide temporaire comme contradiction dans les termes. Quoi qu’il en soit de cet ultime jeu conceptuel ou verbal, Dumontais/Mongeau n’est plus et c’est, entre autres, de nous avoir tellement dit ce qu’il est, ce que nous sommes tous. Le noyau de la Terre me retient comme si j’étais un tas de ferraille rivé sur un électroaimant. C’est d’ailleurs ce que je suis. Un tas de ferraille en chair et en os. La force cosmique de cette attraction me fait sentir combien je suis mort, au même titre que les pierres qui comme moi sont collées au sol (Émotions 3. «L’attraction»). C’est dit. Nous voici tous morts, en compagnie de François. Vivons, donc! La dialectique intransigeante et subtile de Dumontais/Mongeau l’exige impérativement. Et… lisons aussi. Ainsi, il aura écrit pour quelque chose.
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Sinclair Dumontais (2019), Émotions, ÉLP Éditeur, Montréal, format ePub ou Mobi.
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