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La finalité est de vivre selon la nature
Marc Aurèle
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Carnet
Première jeunesse
À l’adolescence, j’ai écrit mon premier carnet. Je me trouvais déjà avancée en âge alors, je pensais à Han Suyin qui écrivait dans ses trois langues Français, anglais et chinois, je pensais à Anaïs Nin qui avait débuté son journal à onze ans.
Des années plus tard lorsque j’ai vraiment lu le carnet de l’adolescente d’alors, j’ai été stupéfaite de découvrir une écriture exotique, quelque chose qui ne m’appartenait plus.
C’était comme voir défiler une fillette en trottinette suivie du parent ou guide qui l’accompagne doucement en glissant sur ses patins à roues alignées.
J’évoquais à mon insu des êtres oubliés, des êtres d’avant ma chute.
Nouveaux parents
Nouvelles amours
Comme chaque vendredi soir depuis quelques mois, je faisais mes adieu à mes tante et oncle pour le long trajet du retour vers mes parents de toujours Madeleine et Yvan et me préparant à retrouver mes trois sœurs Anne, Jouvence et Marquise.
Comme chaque vendredi, de ma fenêtre, je surveille intensément la route. Des prés déserts, des maisons isolées défilent derrière la nuque du chauffeur de l’autobus remplis de travailleuses et travailleurs de la Mauricie.
En dépit de son air affable je doute de la fiabilité du conducteur. Dans son uniforme bleu et coiffé de sa casquette, je ne le reconnais pas toujours, il doit rigoureusement m’amener à bon port.
Je ne peux pourtant pas me tromper, l’arrivée est le grand terminus.
Ce jour-là, j’ai une conscience soudaine de mon isolement. Assise sur le grand banc de bois, les pieds dépassant à peine du siège, responsable de mon sac de voyage, les passagers vont et viennent sans un regard pour l’enfant laissée seule.
Des larmes glissent doucement, je pourrais pourtant aviser la dame au guichet…
Félix, l’ami et partenaire de travail de mon père est près de moi. Je suis sauvée.
Malgré le plaisir de vivre tous ensemble, Madeleine prépare ma valise le dimanche midi.
Mes grands-parents attendent Anne qui étudie dans la ville voisine et moi je prends la route du sud pour rejoindre mon couvent spécialisé dans l’enseignement d’une nouvelle méthode pour enfants doués.
Tout va bien.
Tante Amandine ouvre ses bras, Roger me sourit de son fauteuil berçant, la grande Louise reviendra bientôt. Je rejoints Daniel dans la cour jouxtant la maison de brique.
De mes yeux d’enfant, tout est différent chez les Lefebvre.
Ils habitent la ville, logent dans un appartement, mon cousin accepte avec grâce de partager sa chambre, tante Amandine ne travaille pas à l’extérieur, oncle Roger s’exprime peu, tout en ayant un ascendant sur la maisonnée. Il n’y a pas de salle de jeu ni de piano.
La famille m’entoure et me cajole comme devant une enfant prodigue.
Dans ce monde codifié, il est facile d’être heureuse. Calme et heureuse à l’image de mes hôtes.
J’apprivoise peu à peu mon cousin, le petit garçon qui fait glisser son camion dans le sable.
Je suis ravie de mon nouveau compagnon de jeu.
Sous le regard attentif de Louise, l’enfant blonde prend plaisir à marcher main, dans la main dans les rues bruyantes qui mènent à l’école de pierres grises.
Premiers apprentissages de l’écriture, de la lecture, des langues, du calcul aidé des bâtonnets.
Lentement je défriche les matières enseignées par la savante religieuse.
Premières expériences de discipline où j’apprends à séparer le jeu des devoirs.
Premières expériences de rencontres avec les sœurs grises, avec une classe pleine d’enfants de mon âge, avec le tourbillon de grandes personnes au réfectoire, à la récréation, dans les magasins, dans les transports.
La chambre de Louise est bien rangée.
Tous ses jouets sont à ma disposition, les poupées et leur maison de huit pièces de même que les oursons. Un calme feutré m’entoure, seule de faibles voix venues de la télévision se font entendre de la cuisine servant de séjour.
***
Sur la table de formica les accessoires sont placés, Armande enfile ses gants de caoutchouc rose, J’ai attrapé des poux.
Tante enduit mes cheveux d’un produit froid puis masse vigoureusement. Elle rit en entendant les râles de l’infectée. Elle m’informe que pour faire fuir les insectes le shampoing doit être fort comme le solvant à peinture. J’ai l’impression que ça arrache le cuir chevelu.
Parfois.
Certaines nuits, je me réveillais recroquevillée.
Sortir d’un rêve pour replonger dans un autre, revoir maman, me retrouver toute petite, revoir papa.
Tantine est penchée au-dessus de mon lit, elle me rassure de sa voix familière. Elle chantonne doucement jusqu’à mon sommeil.
D’autres fois, Daniel et moi chuchotons dans le noir, partageant nos attentes.
Intérieur jour.
Le soleil console la chambre du fils et son amie.
Je le suis au lavabo dans le petit matin.
Tous les mardi.
Les enfants de la maison participent au rituel de la marque de croissance.
Je me place le long du mur de la salle de bain, les talons joints, les genoux tendus, je regarde droit devant moi. La dernière marque indiquait cent-douze centimètres.
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Je croyais pouvoir jouer aux voitures miniatures, camion remorque, auto-patrouille, camion de pompier, voiture sport, jour après jour après jour avec Daniel devant l’appartement.
Comme à l’habitude, j’entre avec enthousiasme et sans peur dans la cour d’école remplie de cris d’amies pour qui mon cœur s’emballe.
Le 21 janvier de cette année-là, tout semble normal.
Deux volées d’escaliers avant ma classe. Nous nous asseyons devant le regard attentif de notre institutrice, nous ouvrons nos cahiers, John and Mary play ball en couleur sur le panneau accroché au mur, les bâtonnets en bois attendent devant la grande ardoise.
Mes souvenirs réapparaissent pour aussitôt se voir niées par l’isolement dans un lieu inconnu.
À défaut de lever la main à la question posée, je me dirige impérativement vers la sortie.
Je descends au rez-de-chaussée.
Des murmures de voix graves entourent le lit, une rumeur bruisse dans mon cerveau. De nouveau, c’est la nuit.
***
L’histoire clinique indiquera une perte de conscience dû à une encéphalite focale.
Mon esprit s’est refermé sur le présent, suivant les indications intimidantes, les questions quotidiennes auxquelles je m’abstiens à répondre le plus sagement possible en me référant à l’enfant que j’étais encore la veille, les traitements et examens où l’infirmière tout de blanc vêtue place inlassablement des électrodes autour de ma tête.
Les témoignages convergent, dans mes temps libres, on me voit fureter dans les corridors et les chambres. Surtout celles des rares enfants malades.
Les nuits passent parfois longues.
Au matin Madeleine et Yvan racontent mes sœurs, les prochaines vacances, les nouveaux jeux.
Après onze journées de confinement au Centre Hospitalier Sainte-Marie de Trois-Rivières, le carnet de mes seize ans confirme mon retour dans la petite ville.
À la maison familiale, je me sens chez moi dans le joyeux chaos sororal.
Les accueils tout en sourire de Louise au saut du lit, les pratiques de danse d’Amandine et Roger le jeudi soir dans le séjour, les refrains chantés par Daniel sur le chemin de l’école. Tout était pourtant vrai, je n’ai pas rêvé.
La famille a quitté ma vie comme un bateau à vapeur glisse lentement sur le fleuve et disparaît dans la brume.
Merci les amis. Un autre texte viendra!