UN ROMAN À L’EAU DE ROSE NANANE (Marie-Andrée Mongeau)

Lucie est, au départ, une jeune fille romanesque. Elle adore rêver de l’amour idéal et, son sens de l’écriture et de la lecture étant toujours en alerte, elle aime à canaliser ses émotions passionnées à travers la dégustation vorace des romans légers de la toute puissante maison d’édition Baldaquin. Ce massif conglomérat littéraire produit industriellement des romans-savonnettes parfumés qui vous font vous évader. Et Lucie, comme des milliers d’autres lectrices, s’en délecte.

Or, sans trop s’en aviser, tout graduellement, Lucie en vient à aspirer à une prise en main de son imaginaire. Son expertise d’écriture se déploie méthodiquement et ce, depuis le tendre temps des lectures romanesques de sa jeunesse. D’avoir lu un grand nombre de romans Baldaquin, Lucie détient un solide stock de connaissances empirique sur l’artisanat du roman-savonnette. Ce savoir-faire diffus, flottant, intuitif, va subitement se cristalliser quand Lucie va faire la découverte mirifique du jour: celle de la fiche méthodologique d’un roman Baldaquin.. Marie-Andrée Mongeau nous livre cette dernière et je ne résiste pas à l’envie de la relayer ici.

Règles d’écriture des romans Baldaquin.

 Le héros

      1. Créer un héros plus grand que nature.
      2. Le héros est plus grand et plus âgé que l’héroïne.
      3. On ne doit pas savoir ce que le héros ressent avant la fin.
      4. Le héros a toujours raison.

 L’héroïne

      1. Les lectrices doivent s’identifier à l’héroïne.
      2. Elle a des principes moraux très élevés.
      3. Ses sentiments seront décrits dans les moindres détails.
      4. Ses vêtements aussi.

 Personnages secondaires

      1. Un rival, une rivale ou même les deux sont recommandés. Ils sont odieux.
      2. Un copain ou une copine peuvent agrémenter l’action. Ils sont inoffensifs.

 L’intrigue

      1. Créer des malentendus.
      2. Alimenter ces malentendus le plus longtemps possible.
      3. La lecture doit être instructive.

 La fin

      1. La fin doit être heureuse.
      2. La fin doit être conforme à la morale. Mais bien de notre temps.
      3. Un dernier sursaut d’incompréhension est souhaitable.

 L’amour

      1. L’amour est plus fort que tout.
      2. L’amour fait faire des folies.
      3. L’amour peut causer des blessures.
      4. Le danger croit avec l’usage.

 Les Éditions Baldaquin Inc. se réservent le droit de procéder à toutes modifications jugées nécessaires.

(Marie-Andrée Mongeau, Un roman à l’eau de rose nanane. Annexe)

 

Pour Lucie, c’est le coup de tonnerre, le chemin de Damas. Elle ne va plus se contenter de lire des romans Baldaquin, elle va en écrire. Notre roman à l’eau de rose nanane c’est tout simplement ici le roman de Lucie, auteure novice mais ayant le cuir dur, en train d’écrire un roman parfumé (en invoquant régulièrement les règles citées supra comme autant de points nodaux d’une doxa fatale). On est dans le roman durillon traitant de l’écriture du roman léger. Quand cette dynamique s’enclenche, la première personnalité qui obnubilera notre auteure en cours de définition de soi, dans son travail, ce sera sa Lectrice. Lucie écrit pour une Lectrice unique (invisible, intemporelle mais très articulée et très précise). Visiblement, la Lectrice suit attentivement chaque circonvolution de l’action. Cette Lectrice c’est un peu Lucie elle-même… la Lucie d’autrefois, lisante avant qu’elle ne bascule de l’autre bord et ne devienne elle-même écrivante. Et la Lectrice est émotivement tributaire d’un corps très précis d’aspirations thématiques qu’il faut rencontrer, qu’il faut assouvir, qu’il faut combler. Mais, ouf, la Lectrice est aussi toujours au bord de la méfiance sourcilleuse, sur l’extrême limite du précipice de la prise de conscience du fait que tout ceci est truqué, que c’est faux, c’est toc, c’est un monde de papier. Il faut donc savoir empêcher la Lectrice de basculer dans ce gouffre aspirant de la conscience. Mais il faut arriver à faire cela sans la tenir trop fort par le bras ou par la manche, non plus. Un subtil ballet des dupes.  

Aussi cruciale que la Lectrice, mais plus saillante, perceptible et palpitante, il y aura le Personnage Principal. On suit alors Lucie dans sa rédaction des aventures de Moira, modeste être féminin romanesque dont Lucie calibre, par touches, l’existence, dans son roman en cours de rédaction. Vite il appert que ladite existence du personnage de Moira est largement subordonnée à celle de Lucie même. D’abord, pour convoquer les muses dans les formes, Lucie va décider de partir en vacances dans un lieu crucialement inspirant, le Midi de la France. Elle est donc en voyage, en déplacement, quand elle écrit son roman. Et les différents épisodes de ce déplacement, magnifiés, embellis, auréolés, mythifié, vont largement alimenter les séquences narratives du roman en cours de rédaction. Oh, il y a bien, chez Lucie, une sorte de petit cynisme insidieux. En cours subreptice de perte d’illusions adolescentes, elle commence déjà à comprendre que tout cet exercice sent un peu la lampe, que c’est largement les combines d’un petit travail d’illusionniste. Elle fait désormais jouer le mécanisme de la machine à rêves des jeunes filles et, fatalement, elle en sent mieux grincer les rouages. Aussi, un peu inévitablement, Lucie ironise intérieurement sur le personnage de Moira et sur les différentes péripéties amoureuses qui l’enserre. C’est que, pour le prestidigitateur, la magie ne joue pas, non pas.

Le traitement des personnages principaux (ceux du roman et ceux du roman dans le roman) est jubilatoire. Particulièrement savoureux est aussi l’analyse de certains personnages subsidiaires. La Rivale est fort passionnante et intéressante. Elle nous donne à découvrir comment les femmes se mythifient supposément entre elles. On prend la mesure de ce qui détermine leur si suspecte compétition dont, d’autre part, on se gargarise tant (et que l’on hypertrophie tant dans les romans-savonnettes, justement). L’attirail de guerre est alors fourbi. Vêtements, maquillages, courbes, postures, tout sera mobilisé dans ce face à face des filles qui, bon an mal an, est tant tellement, aujourd’hui plus que jamais, un douloureux marqueur d’époque. La doctrine de l’amour est, elle aussi, assez sidérante. En gros, c’est du conformisme patriarcal appliqué et, sans trop appuyer la dose, la réflexion ici nous fait nettement décoder que la littérature Baldaquin est la glorieuse héritière d’une longue tradition de petits romans moraux visant à endoctriner les gamines et à les préparer à leur rôle conforme futur. On retrouve l’équivalent fille des romans d’aventures picaresques de notre enfance de garçonnets, qui faisaient sciemment l’apologie des militaires, des barbouzes, des vigilantes, des boutefeux, et des bons millionnaires bien intentionnés. Barbie et G.I. Joe ont décidément une solide galerie d’ancêtres dans les Belles Lettres de tabagies.

Lucie domine donc, par étapes, les épisodes de son écriture. Elle n’en cesse pas de débloquer pour autant au sein de sa vie réelle, il s’en faut de beaucoup. Tant et tant qu’on se retrouve subitement devant trois textes. Le corpus des aventures de Moira (le roman que Lucie est en train d’écrire et de rajuster), le corpus de la vie réelle de Lucie (les aléas, souvent plombiers, neuneus et raplapla, de son voyage effectif) et le corpus de comment Lucie délire son voyage (les souhaits secrets que Lucie cultive encore, au sein de l’aspiration voyageuse accompagnant ses circonstances de vie). La brillante maîtrise d’écriture de Marie-Andrée Mongeau nous dose ces trois corpus avec précision et finesse. Le tout est d’un comique décapant. On éclate de rire. On la gamberge aussi, plus souvent qu’à notre tour. Il y a de la sagesse philosophique dans tout ce fourbi, et pas un petit peu. Tôt, Moira rencontre un homme et l’eau de rose nanane nous éclabousse ouvertement. Bien plus tard, l’eau plate fait sentir toute son insipidité aussi, quand Lucie rencontre un homme —un homme du monde réel— à son tour.

Il n’y a rien de particulièrement sexualisé dans ce roman charmant et sardonique. Pourtant je n’ai pas pu m’empêcher, en tant que lecteur masculin, de penser â Histoire d’O (1954) de Pauline Réage. C’est que le préfacier de ce roman érotique célèbre du siècle dernier, l’homme de lettres et critique d’art Jean Paulhan, avait dit de l’ouvrage de Madame Réage (je glose librement): Ah, ah, c’est un aveu. On s’en doutait fortement mais maintenant on le sait. C’est donc bel et bien comme ça et pas autrement que les femmes se rêvent en secret. Enfin elles l’admettent ouvertement. Marie-Andrée Mongeau nous livre, indubitablement, un peu le même type d’aveu intime. Elle lève le rideau de la salle des filles et nous fait entrer dans l’univers imaginaire des lectrices et des rédactrices de romans-savonnettes. C’est parfaitement passionnant et ça nous fait nettement allumer nos lumières sur un certain nombre de grands succès de librairies contemporains, écrits pour des femmes et par des femmes.

Et, oui, oui, Marie-Andrée Mongeau joue malicieusement avec le danger. Quel danger? Le danger de la dérive idéologique, quel autre? Car enfin, une lecture incomplète et superficielle de ce subtil opus pourrait nous laisser à croire qu’on nage ici dans l’apologie béate et primaire du macho arrogant, distant, insensible, chauffard pété de thune, et qui pue la clope et l’eau de Cologne. Ne le croyez surtout pas. Au moment où on ne l’attend plus depuis belle lurette, le féminisme tranquille reprend voluptueusement sa place, non par poussées volontaires ou doctrinaires, mais bien par effet implacable du déploiement du feuilleté du récit… du vrai récit nanane usé: l’historiette de Lucie, derrière laquelle se profile, pure, simple et butée, la vraie vie. Je ne vous en dis pas plus et tout est dit.

. . .

Marie-Andrée Mongeau (2020), Un roman à l’eau de rose nanane, Montréal, ÉLP éditeur, 2019, formats ePub ou Mobi.

. . .

Laisser un commentaire