Cette femme est d’abord et avant tout une force de la nature. Oui, d’abord et avant tout, elle est costaude. Elle est grande, tonique, déterminée. Quand un organisme de bonnes œuvres quelconque fait un déménagement de meubles et de pesantes caisses, elle est première sur les rangs pour porter les poids les plus lourds. La force et la générosité se rejoignent en Josiane Muller, née Morel quelques cinquante-cinq ans plus tôt, elle qui possède à ce jour le sourire le plus volumineux de tout Pôle Emploi.
Josiane œuvre dans tous ces métiers, professions ou activités bénévoles ou philanthropiques engageant la conscience: Pôle emploi, Restos Fraternels, organisations caritatives diverse. La lie de la terre, les démunis et encore la lie de la terre et les démunis, Josiane se les coltine à la brouettée. Ses bénéficiaires lui pendent à l’encolure en permanence, comme autant de grigris aussi cuisants qu’incantatoires. Elle est si bonne, si indéfectiblement fiable, si stable et d’aplomb. Elle aime tant et est si solide. On peut toujours se fier sur elle.
Mais cette force, c’est aussi une tension. Un comburant interne faisant pression sur chaque millimètre des parois de la citerne. Josiane est gonflée à bloc, tendue comme un câble. Et un jour, comme disent les québécois, elle va le péter, justement, son câble. Elle va chasser du revers de la main une de ces vieillardes importunes comme il en bourdonne tant dans le vivier de son univers ordinaire saturé de la lie de la terre. Elle va la chasser du revers de sa puissante main, cette vieille impertinente, à l’insistance non pertinente. Sauf que l’autre ne l’entendra pas de cette oreille et va accuser le coup beaucoup plus durement que prévu initialement. Je ne vous en dis pas plus.
Et la conscience, la conscience sociale mais aussi la bonne conscience de Josiane Muller va graduellement se fendiller, comme une mauvaise peinture sur un mur tremblant ou un maquillage trop épais, trop rigide, sous la pression des crispations faciales en redites. Et cette vie ordinaire, peuplée de chats, de petites gens, de bureaux, de restos, et d’apparts modestes, cette vie décrite et dépeinte dans le style sobre, fin et convivial de Nicolas Hibon, va imperceptiblement se gorger de la plus hideuse des violences feutrées.
Grosse de pus et de haine rentrée, de rage irrationnelle sublimée, une maritorne souriante de société occidentale tertiarisée ruinée va donc graduellement devoir se mettre à se défouler. Comme tout ceci n’est absolument pas encadré (on connaît le dicton: les intervenantes psychosociales sont les moins bien psychosocialisées), cela va jaillir par jets puissants, noirs et épais, incontrôlés, inavoués, imprévus, magnifiés par la frustration refoulée cédant en déferlante. Tout l’univers social de Josiane Muller va s’en trouver éventuellement irrémédiablement barbouillé, poissé, souillé, dénoncé. Ce sera sublimement violent et, il faut se l’avouer, incroyablement jubilatoire.
Et ce n’est pas tout. Il ne faudra pas juste fauter dans la violence la plus crapuleuse et s’y vautrer. Il va aussi falloir se punir. Car tuer n’est pas vraiment faire souffrir (dans cette vallée de larmes, c’est tout juste le contraire, en fait) et, donc, pour adéquatement faire souffrir il faut soi-même tout sentir passer. Et vive internet avec son lot de commerces glauques vous proposant tous ces objets étrange et instruments suspects aux fonctions bien circonscrites qu’on vous fait parvenir au boulot dans des colis opaques et banalisés…
Et… fatalement… comme les choses vont s’aggraver, s’intensifier, comme la spirale va s’emporter, comme la crise va s’appesantir, l’incontournable flicaille française va devoir finir par s’en mêler. Et c’est alors, alors seulement que prendra une bonne fois tout son sens et tout son sel, le vieil aphorisme vindicatif des anars d’autrefois: Mort aux vaches! Les autorités hiérarchisées, vermoulues et faisandées de la république des licteurs fort las n’auront en effet qu’à bien se tenir car l’ouragan défoulatoire des cols blancs de la base, cette fois-ci, montera, bien seul certes mais bien haut. Que voulez-vous, il est tellement de notre temps, cet ouragan des frustrations sans solutions.
En un mot, la fusion fatale de Florence Nightingale et de Jack l’Éventreur vient de banalement faire son apparition dans un des racoins sans aspérité de notre petite vie ordinaire bien française. Alerte à l’hémoglobine et à la bonne conscience.
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Nicolas Hibon, Hémoglobine et bonne conscience, Montréal, ÉLP éditeur, 2014, formats ePub ou Mobi.
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