Parce que mon mari travaille avec la France, je vis une jalousie lancinante, distanciée et participative à la fois. C’est la jalousie de la femme thaïlandaise à l’égard de ce pays, terre occidentale que j’éprouve régulièrement. Je l’accompagne lors de ses déplacements. Et dès que j’y retourne, je constate que je ne le possède pas. Même si je reste près de lui, il me quitte. L’abandon me donne la nausée. J’ai chaud, j’ai froid, je transpire. Il peut mourir, se faire renverser, rencontrer quelqu’un d’autre, il a mille et une raisons de ne jamais revenir et je resterais à l’attendre, agacée d’abord puis soucieuse. Oui, je l’appellerais et il ne décrocherait pas, on me demanderait, dans la rue, si tout va bien, mais rien n’irait, je m’affaisserait soudain, des spasmes dans la gorge, dans les muscles des doigts. On m’enverrait à l’hôpital. Non, surtout pas l’hôpital.
C’est irraisonné. Personne ne s’arrêterait. Personne ne s’arrête, à Paris.
Je patiente sagement à l’hôtel, comme Stéphane discute avec son éditeur. Je l’imagine sortir de terre à Saint-Germain-des-Prés, monter les escaliers quatre à quatre dans son pantalon ocre, veste marron, toujours les mêmes vêtements. Il sonne, s’annonce, on le reçoit. Il embrasse un homme sur les deux joues, d’une élégance folle, s’assied en face de lui dans un bureau minuscule, au charme désuet, des livres partout, cornés, comme usés par les caprices, ou la vénération exagérée, tous ces sentiments que je ne maîtrise pas et qui constituent leur engouement pour la littérature. Je visualise parfaitement les sourcils à l’oblique, lorsque mon mari demande si c’est bon, si la traduction qu’il a remise correspond aux attentes. Et l’autre derrière le bureau sourit pour le rassurer : « C’est bon. »
Pendant ce temps, je remonte les Champs-Élysées. Marche en haussant le menton. Observe les arbres à ma gauche, les voitures et la route pavée. Tourne à droite dans la rue Balzac. Les façades haussmaniennes se rapprochent, beiges et droites, aux balustrades en fer forgé, trottoirs étroits où les employés des hôtels réajustent leur col. Et la benne stationne devant chaque porte d’entrée, vide les poubelles, et repart, et ça fume, et ça pue mais moi, je n’ai dans l’œil que l’émail des plaques de rue, la silhouette des hommes dans leurs manteaux chics, et le gris du ciel formidablement apparent en comparaison de Bangkok.
J’y reconnais aussi un modèle longiligne, aux formes délicates. Poitrine discrète et qu’elle revendique. La femme française mange et reste mince. Un rien l’habille. Jamais ampoulée, avec sa frange si longue et ses yeux qui pétillent. La brune en veste tweed, coupe droite et sans entoilage, le modèle d’inspiration masculine qui la métamorphose, la sublime, incroyablement femme soudain. Nonchalante, mais elle est hors du temps, cette femme, c’est-à-dire qu’elle se situe à l’intérieur d’une éternité façonnée par son sourire, les dents du haut se dévoilent, satin de la lèvre supérieure. Elle en a pleinement conscience. Accepte les années comme seule explication à son évolution physique. Rides heureuses et qu’elle assume. Tranches de concombre en vue d’estomper les cernes. Et ses cils noirs, et sa peau rose. En rien, non, en rien je ne lui ressemble.