Les personnes qui ne connaissent pas le vertige des hauteurs peuvent aisément en percevoir la sensation. C’est tout simple : il suffit de se placer non pas tout en haut pour regarder tout en bas, mais tout en bas pour regarder tout en haut. Je m’explique.
Je suis debout, les deux pieds sur la terre ferme. Rien ne pourrait m’étourdir et me faire tomber, sauf si j’avais un malaise ou si une tornade passait tout juste à côté de moi. Je penche la tête vers l’arrière, le plus loin que mon cou m’y autorise, et je regarde le ciel. Rien pour me déséquilibrer, bien sûr, car je suis solide sur mes jambes, mais plus je regarde loin dans le ciel, plus je me sens envahi par le vertige de l’immensité, le vertige de cet infini qui ne cesse de me faire chier avec ses questions sans réponses. Des questions tellement simples que j’ai du mal à en saisir le sens, à distinguer les vraies des fausses, à les formuler de façon claire pour m’assurer de ne pas chercher la réponse à une fausse question. Des questions qui se succèdent à une vitesse étourdissante, aussi, chacune donnant naissance à une nouvelle, qui en découle, ou peut-être qui la précède, mais peut-être pas non plus. Des questions de plus en plus insaisissables.
Ces questions tournent au-dessus de ma tête et me donnent le tournis. En peu de temps je n’ai plus aucun repère, comme si j’étais sur un fil de fer entre deux gratte-ciels. C’est le vertige de l’existence, du pourquoi originel, de l’incompréhension totale de ma présence en ce monde qui tourne et qui tourne sans jamais daigner me donner une seule réponse, ni même la moindre certitude que je me pose les bonnes questions.
J’ai les deux pieds sur terre, je suis solide sur mes jambes, mais ce vertige a l’effet d’une tornade et je me sens vaciller. Comme si j’avais un malaise. Ou plutôt « parce que » j’ai un malaise.
Regarder en bas et avoir le vertige, c’est être dans l’impossibilité de tenir ce que l’on voit pour repère. C’est perdre ses facultés spatiales et en ressentir une sorte de panique. C’est perdre la raison. Regarder en haut me procure un vertige de même nature. Les questions qui m’envahissent me font perdre mes repères et même perdre la raison : la raison d’être.
Heureusement, ce vertige n’est pas une panique. Au contraire, il agit à la manière d’un stupéfiant qui m’aide à sentir combien mon désarroi me protège contre la tentation de répondre n’importe quoi à toutes ces questions que cette tornade fait virevolter autour de moi. Chaque fois j’en conclus que si je n’arrive pas à répondre à toutes ces questions, pas même à une seule, c’est sans doute parce que c’est moi qui les ai inventées, dans le but précis de me procurer ce vertige sans lequel ma vie serait d’une… vertigineuse monotonie.