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L’écrivain Denis Morin est à installer le genre, original et exploratoire, de la poésie biographique. Mais cet auteur est aussi, de plain pied, un poète, un poète précis et fluide dont l’inspiration se déploie au sein d’une œuvre pleinement articulée et autonome. En découvrant le présent ouvrage, on prend justement surtout la mesure de l’art poétique, en soi, de Denis Morin. Le texte est court, lapidaire quoique très senti. La sensibilité artistique s’ouvrant vers les arts textuels s’y manifeste d’une façon particulièrement tangible.
De jour comme de nuit
C’est comme le cafard
Qui se dépose
Au fond d’une tasse
L’amour
Un café amer
Sans lait ni sucre
C’est comme un visage
Sans fard
Tu me manques
Je m’ennuie
De tout, de ta petite musique
De jour comme de nuit.
(p. 37)
Il y a, chez notre poète, une ouverture très finement construite dans la direction de la poésie concrète, elle-même cette solution moderniste gérant la rencontre de la quotidienneté la plus légère et des émotions les plus denses. On a devant soi ici, avant tout, un petit recueil de poèmes. L’aventure biographique de Denis Morin marque ici une sorte de pause. Barbara (1930-1997) va moins être décrite ou desservie comme personnalité dont on relate la vie qu’investie comme muse. On évoque la bête de scène certes, mais on le fait avant tout dans ce qui procède en elle de l’envolée universelle.
Votre silence
J’ai fait de la scène ma maison
J’ai fait de mes tournées mes saisons
Avec le même piano
Je ne vous ai jamais tourné le dos
Les pieds ancrés au sol
Votre silence me permettait de prendre mon envol.
(p. 44)
Ici, on ne parle pas de Barbara, on écrit sur Barbara. C’est très différent. La Barbara boisseau de symboles est plus profondément investie ici, par le poète, que la Barbara personne ou citoyenne. C’est bien plus de la Barbara qui est en nous qu’il s’agit ici. C’est que —cette poésie nous le donne à découvrir— on a tous un concert de Barbara qui nous sonne solennellement dans la tête. Oh, assurément, on va, tout naturellement, chercher les traits de caractère de la grande chanteuse. La personnalité psychologique. Mais, encore une fois, parle-t-on de la citoyenne Barbara ou de tout ce que la culture française a pu produire de femmes en lutte pour s’agripper au tout puissant et tumultueux radeau des planches?
Amarante
On me dit chiante
Mais en fait, j’opterais pour la nature exigeante
Je me déclare amante de la vie
Je ploie et je me redresse
Sans cesse
Je sanglote ou je ris
Mystérieuse comme une fleur d’amarante.
(p. 14)
Cette fleur ancienne est à la fois ordinaire et extraordinaire. Un peu comestible, un peu indigeste, un peu spectaculaire, un peu commune. Fleur atavique, fleur flamboyante, fleur pudique. On métaphorise ici sur Barbara, en concrétude et en poéticité. Bon, ceci dit et bien dit, attention, ne nous y trompons pas, pour autant. Option fondamentale de genre oblige, on nous le livre bel et bien, le bon résumé biographique. Fulgurant, il se donne mais ce que je vous dis c’est que, de se donner ainsi, il dicte surtout la texture motrice de la poésie.
De gré à gré
Une jeune femme loge
À Bruxelles, chez une tenancière
L’artiste tente de se faire une carrière,
Puis à Charleroi,
Elle séduit, se marie à un avocat
Au bout de quelques années, se libère…
Elle boutonne son chemisier, tous deux font leurs valises
Elle lui noue sa cravate à pois
Ils se laissent, se quittent de gré à gré
À Saint-Germain-des-Prés
(p. 7)
Ces segments biographiques sont retenus et résonnent, comme autant de lamelles, de par leur portée socio-historiquement généralisable. Barbara incarne l’insidieuse et solide libération d’époque des femmes par rapport à un conjoint convenu, bien intentionné mais involontairement patriarcal. Et, de fait, le problème du père fait éventuellement son apparition, lancinant. Denis Morin reste alors très discret, pudique. Il ne fait dire à son texte que le dicible. Ça hurlerait, si tout était dit. Ici, ça se contente de juste un peu grincer.
Une enfance à cloche-pied
À mon père, j’ai inventé mille métiers
Il était en fait désargenté
Ma mère était désenchantée
À fuir les huissiers de l’enfance
Plus de temps pour la marelle
Pas de temps pour s’acheter une ombrelle
J’en ai oublié mes poupées dans l’errance,
Mes soucis dans les ronces.
(p. 3)
À son père, elle a aussi inventé toutes sortes de justifications souterraines et de pardons secrets, qui ont fini par se craqueler au fil des années. C’est que, comme un peu nous tous, Barbara, c’est la faillite du père. Et la faillite du père, c’est la faillite d’un temps. Un temps où, entre autres, la chaîne stéréo de cette maisonnée du siècle dernier, bien c’était un piano (ici —incidemment— loué par le père). Et Barbara est pianiste. Elle est devenu touche-clavier sur ce fameux piano loué (puis escamoté, par le père). C’est une pianiste instinctive, autodidacte, vernaculaire. Ébène et ivoire, allez-y voir. C’est, dans tous les sens du terme, une pianiste de la main gauche.
La main gauche
Murmures, cris, livrer l’émotion
Confidence, éclats de voix désinvoltes
Révolte
Séduction
Mon reflet sur le fini de mon «crapaud»
Mon piano
Mon encre de Chine
Derrière lequel je tiens mon échine
Toujours présenter la main gauche
Sur le clavier
Mettre à l’ombre la droite maintes fois opérée
Rive gauche
J’ai toujours opté pour le cœur.
(p. 33)
Un crapaud c’est un piano. Ébène et ivoire, voire! On ne peut pas imaginer plus intrigante rencontre entre hideur et majesté que la rencontre récurrente et secrète entre Barbara et son crapaud. Et la pianiste ne fait que plunker et dégoiser, dans ses tous débuts de petites salles enfumées. Rien, absolument rien, ne la voue à l’immensité artistique qui l’attend. Elle végète plus qu’autres choses. Elle s’esquive, elle est en queue de peloton, C’est ainsi, depuis qu’elle est tout petite, toute écolière. Et ce sont, dans l’œuf, à la source, ses faillites académiques qui dicteront son éclosion dans l’art.
La bannière
À l’école
J’étais la dernière
Et mon frère aîné le premier
Une scène j’occupais
Des chansons et des poèmes j’improvisais
Plus besoin de répondre aux colles
Je devenais chanteuse,
Un jour, j’ai vu mon nom, chanceuse,
Tout en lettres imprimées sur une bannière
À mes rêves, je n’ai jamais renoncé.
(p. 8)
Et la voici qui rejaillit derechef, cette lancinante problématique de l’eau et l’huile du profil académique et du profil artistique. Je ne suis pas scolaire. Artiste, j’erre. À mes rêves, je n’ai jamais renoncé. La devise de tous les enragés, mêmes les plus tranquilles et discrets. Nous y voici donc, devant ce qui sera. Pianiste instinctive, cancre devenue artiste. Elle ne l’est pas, académique. Elle ne l’est pas, institutionnelle. Elle n’est pas écrivassière, non plus. Toute cette paperasse lui échappe. Elle le sent car elle se sent.
Autrement
L’écriture musicale, ce n’est pas pour moi
D’autres feront ma foi
L’impression de mes partitions dûment
Pour pianistes en mal de chansons françaises
Non, je ne suis pas nantaise
Oui, je laisse à certains les potins et les fadaises
J’écris et je vis autrement
En mode bohème constamment.
(p. 40)
Elle n’est pas technique, elle n’est pas savante, elle n’est pas livresque, elle n’est pas convenue. Le bruit des partitions lui fait gricher les oreilles. Mais c’est une obsédée, une hyper-organisée. De ne pas être intellectuelle elle investira puissamment la concrétude, jusqu’au pinaillage. Tout se configurera dans le monde qui bruisse et frémit et c’est dans les replis intimes de sa matérialité scénique qu’enfin elle existera.
Arrière-scène
J’ai deux mots à te dire
Mon banc sera-t-il à la bonne hauteur?
Ajuste encore un peu les projecteurs!
On n’a rien oublié pour la sonorisation?
Puis le piano est bien couvert dans le camion
Tout est prêt pour que nous puissions partir…
Prochaine ville, encore bien du chemin à parcourir
Caravane de music-hall, tu as vu cette ovation…
(p. 22)
Concrétude, le monde pratique de Barbara s’imposera. Et, inspiré par ce langoureux tourment ès praxis, Denis Morin suivra. Poète se coulant dans la ruelle urbaine esquissée et dessinée pas sa grande muse efflanquée et râleuse. Denis Morin nous refera, à sa façon, Prévert et sa Barbara, autre muse fameuse et inoubliable. Et les lecteurs et lectrices aussi suivront. Le recueil Barbara, ébène et ivoire est composé de quarante-cinq poèmes (pp 3-47). Il se complète d’une courte liste de références (p. 49). Il s’agit là d’une magnifique petite aventure poétique.
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Extrait des fiches descriptives des cyber-libraires:
Ce sont les mélodies et les mots de Barbara (née Monique Serf, 1930-1997) qui ont provoqué l’écriture de ce recueil noté dans un carnet noir, lors des déplacements quotidiens en train de Denis Morin. À sa manière, l’auteur a voulu saluer cette ambassadrice de la chanson française.
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Denis Morin, Barbara, ébène et ivoire — Poésie, Éditions Edilivre, 2015, 49 p.
Très belle recension d’une oeuvre qui semble intéressante.
. Bravo à vous deux.
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