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Je suis mauvais dormeur. Le tourbillon affolé de mes pensées me laisse rarement le répit du silence, elles se rangent en ligne, se disputant le privilège de me garder éveillé, une horde de harpies se disputant le bouquet de mes insomnies. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, virant dans toutes les directions comme un vers à tabac, passant de la chambre au salon, visionnant distraitement Fifty Shades Of Grey. Est-ce que c’est juste moi ou me semble-t-il que Dakota Johnson dans ce film misérable est affligée du quotient intellectuel d’un épagneul moyen… enfin, bon.
Je traine une mélancolie aussi brumeuse que la température.
Je serais mal avisé de me plaindre de mon sort et ingrat en rapport à la providence d’évoquer ma mauvaise fortune. Outre le fait que j’ai dû passer au travers mon divorce au cours de la dernière année, ma situation ferait des envieux. Une procédure résolument administrative et dépourvue de la moindre acrimonie durant laquelle tous nos avoirs mobiliers et immobiliers furent départagés comme on le fait de la dépouille des vaincus sans que la plus petite objection ne soit soulevée tant nos procureurs respectifs avaient trouvé rapidement chemin d’entente. Une séparation d’une désespérante amabilité. Deux paquebots qui naviguent sur des azimuts parallèles et qui en changent sans coup de semonce. J’ai encaissé le coup avec autant de facilité que Mike Tyson attaqué par un poids plume. N’empêche que depuis que je n’ai plus à supporter les ronflements et les borborygmes de ma chaste épouse, j’ai perdu le sommeil.
Ne trouvant aucun apaisement à fixer le plafond, je décide d’aller nager au Lac Meech, plan d’eau qui se situe dans un parc fédéral à quelques minutes de Gatineau. Un crachin tenace emprisonne la région sous un voile brumeux depuis quelques jours et le ciel roule des nuages lourds, il va pleuvoir toute la matinée. Le ballet incessant des essuie-glace me conforte sur le fait qu’à 5.15h du matin et par ce temps, je serai vraisemblablement seul à la plage Blanchet et je me préoccupe du fait qu’il va falloir que je réussisse à remonter sans assistance la fermeture éclair de ma combinaison thermique. Je ne crois pas y être jamais parvenu seul. Aucun véhicule n’est visible dans les aires de stationnement et, à l’exception de quelques bernaches, je suis laissé à moi-même sur le rivage. Une pluie fine tombe toujours, pas un souffle de vent, le brouillard s’accroche, c’est à peine si on parvient à distinguer la maison blanche sur l’ile, à moins de quatre cents mètres de la rive. Au prix de diverses contorsions, je parviens à fermer ma combinaison thermique. Il va falloir entrer dans cette eau sombre et hostile. La natation en bassin et en eau libre supportent la comparaison de la marche en forêt à la clarté et celle au mitan de la nuit. Une grande étendue d’eau noire à peine ridée par le vent, une apparence de dalle funéraire. Tout est sinistre.
Il y a trois jours, lors de la fête nationale, la plage, quoiqu’encore fermée aux usagers, était remplie de baigneurs, de familles, de nageurs fuyant la canicule et les ilots de chaleur. Un soleil pesant réchauffait tout ce beau monde. J’allais me lancer à l’eau, qui se révélait plus chaude qu’espérée, quand je l’ai aperçue.
Elle a fendu la foule qui s’est écartée sur son passage comme s’il se fut agi de Moïse séparant la mer. Elle portait déjà ses lunettes de natation autoréfléchissantes qui lui couvraient une partie du visage. À l’instar de toute bonne nageuse de compétition, elle partageait deux lieux communs. Le premier était qu’elle portait un maillot fleuri deux tailles trop courtes qui lui mettait la strappe dans la poulie et qui exposait, à la vue ébahie de tous ceux qui la voyait, de formidables grands fessiers lustrés et frémissants qui auraient bouleversé plus d’un éleveur de pur-sang du Kentucky. Le second qui ne trompait pas, c’était l’évidence de ses triceps qui témoignaient des cinq mille mètres qu’elle avalait à chaque séance d’entrainement. Le plus troublant dans cette démonstration de force fut que toute cette phénoménale anatomie paraissait au travers un legging blanc transparent qui laissait peu de place à l’imagination si par bonheur il vous en restait après pareille apparition. Elle faisait bien dans les environs de un mètre quatre-vingt. Elle s’est placée à ma hauteur me bousculant presque sans m’accorder, me sembla-t-il, le moindre geste d’excuse ni regard. Avec des gestes assurés de ballerine, elle s’est débarrassé de son legging qui a atterri sur le sable comme une meringue. Elle est entrée dans l’eau sans manifester la plus petite hésitation et est passée sous le câble de démarcation. Sa coulée était irrésistible, ses coudes portés haut, sans éclaboussures, une très bonne et belle nageuse.
Je reprenais mon souffle difficilement, j’ai tenté de la suivre en vain.
Aujourd’hui, la température ne se compare pas à celle glorieuse de la Saint-Jean. Dès que j’ai mis ma tête dans l’onde opaque et froide, j’ai expérimenté un bronchospasme aussi violent qu’inattendu. Après quelques brasses, mes vieux réflexes de nageur sont revenus. Il est difficile de décrire le vertige que représente l’état de nager suspendu au-dessus de trente mètres d’eau sombre peuplée de monstres imaginaires. On a qu’à se rappeler la musique du film de Steven Spielberg. Il pleut toujours, le vent est heureusement quasi inexistant si bien que je parviens sans trop de dommages et en évitant l’hypothermie à compléter une première boucle de huit cents mètres.
Pas âme qui vive quand je parviens au rivage…
La pluie…
Et c’est à ce moment que je l’ai vue…
Le même maillot, les mêmes grosses lunettes, la même prestance époustouflante. La fille en legging blanc…
Elle me cadre comme une batterie de missiles à têtes chercheuses. J’ai de l’eau jusqu’à la taille et en dépit de mon wet suit, je sens la morsure du froid. Elle n’a que sa peau pour protection. Insensible, elle avance dans ma direction en soulevant l’eau à chaque pas. Je vois le reflet de ma peur dans la vitre réfléchissante de ses lunettes. Elle s’arrête à moins de trente centimètres, elle est à portée de mains. À cause du déclin de la plage, elle me dépasse d’une tête…
Elle ne fait pas un mouvement durant vingt bonnes secondes jusqu’à ce que, à mon étonnement le plus complet et pendant que j’encaisse cinq ou six extrasystoles, elle place ma main engourdie sur son sein droit. Le renflement de son mamelon au travers le tissu extensible est aussi dur et pointu qu’une hallebarde.
Elle ne dit pas un mot.
Mon image se demande ce qu’elle fait dans le plexiglas de ses lunettes de natation. Sans avertissement, elle m’enfonce la face dans la vallée des rois de sa poitrine et j’y demeure à tenter de reprendre mon souffle durant une période que j’espère étirer jusqu’aux premières neiges. Je ne sais pas par quel sortilège mes dix doigts se retrouvent plaqués sur ses fesses hérissées de chair de poule, mais toujours est-il qu’elle ne me repousse pas. De surprise autant que de désir, je suffoque et en dépit de la constriction qu’impose le port d’une combinaison en néoprène, je me retrouve aux prises avec une érection qui ferait la fierté d’Hydro Québec qui arrive en concomitance avec la réapparition de mes fantasmes les plus tordus.
Elle s’incline à ma hauteur et glisse une de ses cuisses entre les deux miennes pour qu’elle puisse bien sentir toute la rigidité de l’intérêt que je lui porte. Elle m’embrasse très légèrement, la pointe froide de sa langue touche mes incisives, mais bientôt ses lèvres s’ouvrent et je meurs. Je lui rends son étreinte.
Toujours personne alentour…
Nous demeurons dans cet état de proximité absolument irréel pendant une minute, j’entends le rythme de sa respiration s’accélérer, ses bras me serrer…
Elle se relève brusquement, regarde en direction de l’ile, plonge et disparait sous le câble. Une coulée identique en grâce et en efficacité à celle qu’elle avait démontrée il y a trois jours à peine. Je suis tenté de la suivre, mais mes mains blanchies me font renoncer.
Je la vois s’évanouir dans la brume sous la pluie qui n’a pas faibli.
Je reste sur le rivage à attendre pour plus de quatre-vingt-dix minutes…
Elle n’est jamais réapparue…