UN BON POLAR… ET PLUS ENCORE!

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DOMINIQUE GARAND — Lire Chaîne de glace d’Isabelle Lafortune (XYZ, 2022), c’est vivre la lecture d’un polar aux ramifications complexes parfaitement ficelées. Le polar tire ses effets d’un désir humain fondamental, celui de découvrir, de savoir, d’accéder à une explication de phénomènes qui au départ se présentent comme incompréhensibles. Chaîne de glace satisfait entièrement ce besoin, mais il porte en lui autre chose de plus précieux. Sa matière, en effet, ne s’épuise pas avec le dénouement des intrigues, ce qui fait qu’il est possible de le relire pour y trouver une richesse qui aurait échappé à une lecture rapide.

Commençons par l’enquête policière. Deux intrigues principales se développent en parallèle: 1) Qui a tué ce jeune Chinois trouvé à la Romaine-1, la bouche cousue et porteur d’un message écologique? 2) Où est passé Sam, disparu depuis plusieurs jours? Une question que tout le monde se pose: y a-t-il un rapport entre les deux?

Liés à ces deux intrigues, se profilent deux univers industriels: 1) Hydro-Québec et ses recherches de pointe sur le stockage de l’énergie; 2) le développement des mines du Grand Nord, relancé par la quête des métaux rares. Les enjeux sont ici politiques, économiques et diplomatiques. Mais que vient faire la Chine dans tout cela?

Avec Le nom de la rose, Umberto Eco nous a brillamment montré comment le roman policier s’organisait comme une quête sémiologique. Il s’agit de recoller des morceaux disjoints à l’aide d’une interprétation qui redonne du sens à une série de signes initialement opaques. Isabelle Lafortune, elle, a choisi Spinoza comme guide. On retrouve le philosophe à travers des citations en exergue à la plupart des chapitres, mais également dans le discours de Gary Lindman, ce démiurge mégalomane qui l’interprète à sa manière, peu orthodoxe disons-le. Spinoza convient bien au polar, lui qui soutenait que le réel est rationnel et que tout phénomène dérive d’une cause potentiellement explicable. Ce déterminisme spinozien (à ne pas confondre avec le fatalisme) met à mal la conviction que nos actions sont dictées par de libres choix. Le roman montre à travers ses personnages comment leurs choix, en effet, sont déterminés par des causes dont ils n’ont pas la pleine conscience. Il est remarquable de constater à quel point les personnages s’évaluent mal les uns les autres. Le lecteur se fourvoie aussi, il va sans dire. L’autre s’avère différent de ce qu’on s’était imaginé et voici nos réflexes et préjugés démasqués.

Ce que Chaîne de glace nous permet d’élucider ou de comprendre en profondeur, ce n’est pas tant l’identité des coupables et les raisons de leurs crimes que les multiples et contradictoires motivations conduisant chacun à poser des actions, ainsi que les conséquences inattendues de celles-ci. De manière plus troublante encore, comment le mal peut être provoqué par des actions visant le bien. Ainsi, alors que l’intrigue du roman nous conduit à imaginer, selon le modèle complotiste, un pouvoir occulte qui contrôlerait tout et cacherait au monde la vérité, on découvre que personne vraiment ne tient tous les fils et que ce qui passait pour une entreprise bien planifiée est plutôt le résultat de multiples actions localisées, la plupart du temps impulsives et improvisées. Un seul personnage semble en mesure d’exercer son contrôle à partir d’un plan préétabli, avantage que lui donne sa compréhension de la nature humaine (prévisible), ce qui ne l’empêche pas de devoir constamment composer avec l’inattendu et le fortuit. D’ailleurs, cette impression de complots ourdis par des Puissants cède le pas au jeu des éternelles passions humaines. Il n’est pas dit que ces dernières fassent moins de dégâts que les premiers.

Quant à Émile Morin, l’enquêteur vedette, peut-on dire qu’il est un héros? À bien des égards, il est tout le contraire: souvent impuissant, parfois manipulé par les pouvoirs politiques, il ne maîtrise pas grand-chose. Sa principale faille est l’amour de sa fille adoptive et les actions qu’il pose pour la protéger ont souvent pour résultat de créer le désordre qu’il cherche à combattre. Sa psychologue résumera son problème dans un énoncé aux accents prémonitoires: «S’il est vrai que quelqu’un s’acharne sur vous personnellement, cette personne doit connaître cette pulsion d’intervenir qui vous anime et elle agira en fonction de celle-ci, en ciblant vos points sensibles. Suivre votre instinct pourrait donc vous nuire, ou plutôt, nuire aux gens dont vous vous souciez.» Fort heureusement, il n’est pas seul, une équipe travaille à ses côtés, et c’est ce que semble nous suggérer ce roman à l’instar du précédent, Terminal Grand Nord: il n’y a de dénouement que par la conjonction des forces en présence.

Isabelle Lafortune réussit l’exploit de nous faire suivre en parallèle, mais sans nous perdre, des groupes de personnages qui évoluent dans des lieux différents en suivant chacun leurs propres intérêts qui finissent par se croiser et se heurter: industriels chinois et canadiens, politiciens, enquêteurs de différents niveaux hiérarchiques, amants en instance de rupture, jeunes loups arrivistes et militants écologistes passablement idéalistes. Mention spéciale aux personnages innus (Angelune, Sam et André) qui expriment leur manière d’être sans besoin d’arborer les signes folkloriques de leur identité.

On rencontre ainsi dans Chaîne de glace une subtile mise en scène des mouvements inconscients et des malentendus qui affectent les relations humaines. Sous le couvert de dialogues parfois facétieux et d’une narration non dénuée d’humour, s’expose le jeu des demi-vérités et demi-mensonges, des craintes et incertitudes, des velléités et faux-fuyants, des calculs et manipulations qui définissent et orientent nos rapports aux autres. Même la très pure Angelune est pétrie de contradictions, comme celle d’en vouloir à son père, inquiet qu’il lui arrive encore quelque chose, d’avoir mis un GPS sur son auto, elle qui «avait accordé à plusieurs multinationales les mêmes permissions à travers les applications qu’hébergeait son cellulaire». Dans le monde que présente le roman, personne n’est tout à fait coupable ou innocent, tous ont des secrets et les plus fous sont définitivement les plus intéressants.

Il est inutile, nous apprend Spinoza, de jeter un regard moralisateur sur les actions humaines et sur les manifestations du mal. C’est ce que Gary Lindman rappelle à Sam: «Tu peux bien te scandaliser comme tu veux, ça ne changera rien à la laideur du monde. L’unique chose que tu peux faire, c’est intervenir quand tu le peux. Rappelle-toi que Spinoza soutient que la tristesse est mauvaise justement parce qu’elle empêche et diminue ta puissance d’agir. Laisse donc les bons sentiments aux incapables». Et l’un des aspects les plus intéressants de ce roman est qu’à la différence de bien des fictions policières, sa finale, tout aussi satisfaisante soit-elle du point de vue de l’élucidation des faits, ne constitue pas un retour à l’ordre du monde et à cette rassurante répartition des bons et des méchants. On ne voit en fait aucun lendemain qui chante pour ces personnages que nous avons appris à aimer et qui devront composer avec de sérieux traumatismes.

Enfin, il faut souligner le caractère «fouillé» du roman. Sans aucun pédagogisme, il nous informe de situations réelles: l’exploitation du Nord par des intérêts étrangers n’est pas une fiction, pas plus que l’espionnage industriel entourant la production de batteries superpuissantes. Ça et tant d’autres détails, certains apparemment futiles (un certain modèle de manteau signé Cinzia Rocca vendu effectivement chez Holt & Renfrew), d’autres plus critiques (l’intervention de la CIA dans certaines enquêtes canadiennes).

Beaucoup plus qu’un polar, ai-je écrit d’entrée de jeu, mais peut-être serait-il plus juste d’avancer que nous atteignons ici ce que le polar sait faire de mieux: exposer la nature humaine et son combat contre les démons qui l’agitent.

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Isabelle Lafortune, Chaîne de glace, Montréal, XYZ, 2022, 456 p.

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