LES INVITÉES (Christina Mirjol)

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Une question se pose en permanence quand on lit de la fiction: celle de la force d’évocation. Comment, par quel mystère ondoyant, aussi intangible que savoureusement satisfaisant, un traitement ordinaire, des thèmes ordinaires, un rythme ordinaire, un genre littéraire ordinaire, une langue ordinaire, dépouillée même, sobre, simple… peuvent mener à des résultats extraordinaires? C’est cette question captivante qui nous hante en permanence lors de la lecture de ce recueil remarquable de neuf courtes nouvelles (dont l’une s’intitule elle-même Les invitées).

Il s’agit de la vie courante, de l’univers du contextuel et de l’usuel. Plus difficile encore: il s’agit de la mort ordinaire. On prend imperceptiblement connaissance, dans cette petite suite fulgurante de récits, d’une sorte d’appel aux morts feutré, délicat, lancinant mais dentelé. Tout se joue en douceur. La finesse tranquille et sans excès de l’inexorable. Pas d’éclat, pas de pétarade, pas d’ostentation (sauf peut-être dans un seul cas, cataclysmique, et encore… il faut voir). Il s’agit de traiter de la mort avec nous, la mort comme compagne de route, la petite mort. La mort, lente ou subite, qui s’invite sans avoir été invitée (noter ce mot) et qui, pourtant, ce faisant, ne surprend plus personne, depuis le temps… Tel est le thème récurrent, l’effet de caillou sautillant sur le lac, de texte en texte. Mais, de surcroît, ce que nous rencontrons vite, ce sont les morts et les mortes eux-mêmes. Il s’agit —fatalement— de gens comme vous et moi. On découvre alors à quel point, délicatement, graduellement, et sans trompettes, nos morts s’imposent, s’installent en nous. Ils s’incrustent, il nous habitent, ils nous accompagnent et ce, pour le reste de notre vie, fantomatiques qu’ils sont, énigmatiques, sibyllins ou doux-amers, évidents ou ambivalents, mystérieux parfois, cuisants toujours. Ces petites figures de tous nos hiers nous parlent inlassablement de ce qui fut et est encore. Cette question séculaire de nos morts ordinaires est traitée et renouvelée ici avec une mæstria incomparable. Mais comment donc un sujet à la fois si triste, si langoureux et si rebattu dans l’universel peut-il accéder à une telle dimension de richesse insolite et de densité retrouvée?

Bon, d’abord —et j’espère qu’on me pardonnera ce truisme— Christina Mirjol sait écrire. J’insiste là-dessus parce que, de nos jours, on présume d’office, trop souvent, que quelqu’un qui a quelque chose de sensible à dire parviendra à se formuler dans les formes. On suppose, comme automatiquement, que le crucial est fatalement limpidement dicible. Ce genre de présomption au savoir-faire artistique (qu’on ne cultiverait jamais, notons-le au passage, chez les peintres ou les musiciens) amène parfois son lot de déconvenues littéraires, grandes et petites. Pas de cela entre nous et, surtout, pas de cela ici. Redisons-le, Christina Mirjol sait écrire. Elle a un sens fin et sûr de la concrétude descriptive et narrative et elle sait imposer à son texte une magnifique densité d’évocation. À moi un simple exemple, qui ne trahira absolument rien:

Marie-Louise, dit Christiane, c’est Dampmart, pas Paris…

C’est le club de basket, les paniers, les filets, les maillots, les sifflets, les ballons rouges grainés incrustés de lignes noires, le terrain en plein air prêté par l’Évêché, le footing, la kermesse, les coupes de fin d’année, les entraînements de la semaine, les matchs du dimanche, les poussins, les juniors, les petites benjamines, mais surtout, dit Christiane, c’est elle la capitaine de notre équipe senior.

Une plume aussi précise s’accompagne en plus d’un sens solidement dominé du scénario court, qui se tient en soi, qui irradie, qui intrigue. On a trop voulu que la nouvelle soit un texte à chute. Ce recueil nous fait comprendre que la nouvelle est une miniature complexe, une troublante, angoissante, fulgurante évocation d’atmosphère. Aussi, pour le meilleur, cette lecture nous fait comprendre que le mot psychologie n’est pas un gros mot. On nous sert ici rien de moins qu’une psychologie très sophistiquée de la mort ordinaire. Rien de ce qui est dit ici ne nous surprendra vraiment parce que tout ce qui est évoqué ici existe tant et tellement, en nous. Notre seule surprise —immense, elle— ce sera qu’une fiction voie enfin avec candeur et clarté ces petites choses vraies qui sont toujours nichées dans nos recoins, dans nos angles morts, dans les replis tendus de nos silences vifs et de nos non-dits durables. Pour dire, la lutte entre l’ordinaire et le banal, eh bien, ce n’est vraiment pas banal.

Il n’est pas question que je résume ici le moindre de ces récits. Ce serait du barbotage. Il faut les lire. Madame Christina Mirjol, juste un mot: vous me faites beaucoup penser à une manière de version plus européenne et plus moderne de l’écrivaine canadienne-anglaise Alice Munro (Prix Nobel de Littérature, 2013). Cela ne dira peut-être pas grand-chose à certains d’entre nous, dans l’espace francophone, mais il faut m’en croire, je vous fais là un compliment immense. Alice Munro écrit, comme vous, principalement sur la vie usuelle des femmes. Or, avouons-le en s’en félicitant, l’un dans l’autre, ce sont elles —les femmes ordinaires qui en ont tant à dire sur nos vies et nos morts— qui sont, en tout ceci, les vraies de vraies invitées

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Christina Mirjol, Les invitées, Montréal, ÉLP éditeur, 2018, formats ePub ou Mobi.

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